Écologie et politique, la gauche doit s’occuper de la réalité

Article paru dans Libération le 18 juin 2012

Par Antoine Nochy et Jacques Deschamps, association Houmbaba.

« Écologie et politique, la gauche doit s’occuper de la réalité »

Nous constatons la difficulté, voire l’incapacité du discours politique à se poser la question de la réalité. Incapacité partagée par la droite et la gauche et, paradoxalement, par un certain discours écologique trop simpliste.


Le problème de l’action politique est d’abord celui de la gestion du rapport entre les communautés (villages, villes, régions…) et le territoire. Les modalités de l’être sont indéfinies, les espèces végétales et animales se comptent par millions, la relation entre l’homme et le territoire doit se dire de façon multiple. Multiples et divers sont, dans notre pays, les paysages, les traditions culinaires, les fromages, les cépages… La tentation du repli identitaire est morbide. L’acceptation de l’autre, du différent, est vitale comme réalité et décisive comme modèle de pensée. La droite entretient une obsession phobique du réel (tout doit faire peur : crise, délinquance, immigration…) et appelle des réponses sécuritaires. Pour résister, la gauche doit retrouver le sens de la réalité.

Dans cette distinction entre réel et réalité, droite et gauche ne doivent pas être réduites aux partis qui les représentent dans le spectre de la vie politique actuelle. Nous reprendrons donc le point de vue de Sartre qui qualifiait de «droite» une pensée partant de l’individu pour définir l’universel, et de «gauche» une pensée partant de l’universel pour définir l’individu. Seule une pensée de gauche ainsi définie nous semble capable de prendre en charge la question déterminante pour nous aujourd’hui : comment refaire du commun, dans un monde dévasté par l’atomisation de l’individualisme libéral ? Comment refaire aussi de la communauté avec l’autre de l’homme, c’est-à-dire la nature au sens où Marx disait que le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, et dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec celle-ci, par la médiation de sa propre action. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’implication de cette médiation, à savoir qu’«en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, l’homme modifie aussi sa propre nature».

Le réel se définit comme l’ensemble des conventions qui régissent le commun, il est donc fondamentalement une production sociopolitique et sa maladie est celle du pouvoir : un pouvoir centripète, autocentré sur le groupe. Alors que le problème du politique est essentiellement de penser et de mettre en œuvre les conditions dans lesquelles le groupe doit être capable de s’adapter à la réalité de son territoire, à ses transformations et à ses voisinages.
S’occuper de la réalité, c’est d’abord poser le problème de l’uniformisation des interactions produites sur le monde, ou, dit autrement, de la mondialisation d’un modèle économique dans lequel la question de l’utilisation des ressources est devenue vitale (effondrement des ressources océaniques en poissons, pollution des réserves naturelles d’eau, déforestation, désertification…).
La droite a pour obsession triste l’ordre qui régit le réel. Le réel, c’est aujourd’hui la dette des Etats, la crise bancaire, l’immigration, c’est-à-dire des objets de discours construits par la pensée politique dominante. La force de la droite est d’arriver à faire de ce délire du réel un réalisme, qu’elle oppose aux utopies qui caractériseraient la gauche. Il n’y aurait pas d’autre système possible que l’économie de marché, l’économie fournissant, pour une pensée de droite, le principe d’ordre du réel. La puissance de ce modèle est redoutable, car il vise à neutraliser ce qui caractérise la réalité : le vivant comme production de différences. La prégnance de ce modèle menace la gauche et les mouvements écologistes eux-mêmes, dans la confusion généralisée qu’il engendre entre réel et réalité.

Dans la situation d’urgence absolue où nous nous trouvons, nous n’avons plus d’autre solution que de repenser le politique à partir de l’écologie. Nous devons opposer frontalement la réalité joyeuse de l’écologie au réel contrit de l’économie. La réflexion doit porter sur la qualité de nos interactions avec le monde. Pour sortir de la définition territoriale comme lieu du conflit et de l’affrontement (nous contre les autres, le civilisé contre le sauvage, l’éleveur contre le loup, l’agriculture industrielle contre la forêt, les puits de forage de pétrole ou de gaz contre la mangrove ou la banquise), il faut prendre la beauté comme principe pour produire une nouvelle éthique de l’interaction avec le monde.

Demandons-nous pourquoi la beauté d’un paysage, qui est celle de sa diversité naturelle autant que de ses modes d’aménagement agricole, est aussi ce qui fait qu’on y produit souvent du bon (le territoire comme terroir), et ce qui a pour effet de nous procurer de la joie (qui est augmentation de la force d’être, selon Spinoza).

Le but d’un homme politique, celui qui a en charge de penser les conditions de la mise en commun, est d’agir en vue de cette «perfection» de la réalité, au sens où la perfection est le tout de la vie, considérée dans l’infinie diversité de ses modes. Et donc d’assumer son positionnement devant la réalité en commençant par refuser la prétendue fatalité du réel, qu’elle soit déclinée dans le pseudo-réalisme du discours de droite, dans la tentation réformiste d’un certain discours de gauche ou dans le catastrophisme propre à un type de discours écologique mal pensé ou culpabilisant.
Nous sommes face à un défi : agir joyeusement sur le monde humain, c’est-à-dire promouvoir toutes les possibilités de la vie. La pensée joyeuse de la réalité – et l’action au nom de ce principe – est la figure absente du politique. La gauche n’a pas de légitimité naturelle à incarner cette figure. Mais c’est pourtant à elle seule qu’il revient d’en imaginer les modèles et d’en construire les modalités. Et de retrouver ainsi ce qui a toujours été sa fonction dans l’histoire : inventer la modernité.

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