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« Penser comme une montagne » : enjeux épistémologiques et anthropologiques du retour du sauvage

« Dans l’usage de la terre, on est ce que l’on pense »
Aldo Léopold, Almanach d’un comté des sables 1

Le retour du sauvage comme paradoxe de la modernité.

Dans tous les pays dits « développés », la puissance économique, qui est le propre de notre civilisation industrielle et la marque de la modernité, a pour effet paradoxal de laisser jusqu’à 30 % du territoire national hors des circuits productifs classiques, créant progressivement des poches de déprise rurale qui sont autant de zones à l’abandon par où revient le loup. Le loup, ce prédateur dont l’éradication fut un des premiers critères de la modernité, exprime donc dans son retour la dimension saugrenue d’une civilisation aboutie qui produit en son sein des poches de sauvagerie caractérisées par une spontanéité biologique imprévue, improbable, innovante.
Le sauvage, considéré ici comme ce qui résiste à la volonté humaine et à la représentation en ce qu’il produit de l’impensé, nous révèle la dimension négative de notre projet de civilisation : nous vivons loin de la nature, nous avons toujours eu peur de sa puissance dévorante, nous nous réfugions dans une dynamique culturelle pour laquelle la domination et la domestication de la nature restent des valeurs fondatrices.
Le sauvage exige d’abord une réflexion sur l’altérité. Nous verrons que la figure réelle d’Autrui pour l’homme, ce n’est pas l’autre homme mais d’abord le prédateur. Le sauvage est ce qui dévoile notre incapacité de parler de la mort, et de la vie (si la vie est bien, comme le dit Bichat, l’ensemble des forces qui résistent à la mort), autrement que d’un point-de-vue moral, et donc morbide au sens nietzschéen du terme. Les discussions autour des prédateurs restent le plus souvent des débats moraux, alors que penser le sauvage relève d’abord d’une réflexion éthique s’engageant radicalement sur des valeurs ou des perspectives vitales, ce que Canguilhem appelle des « allures de vie »2 (…)

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« Penser comme une montagne » : enjeux épistémologiques et anthropologiques du retour du sauvage

« Dans l’usage de la terre, on est ce que l’on pense »
Aldo Léopold, Almanach d’un comté des sables 1

Le retour du sauvage comme paradoxe de la modernité.

Dans tous les pays dits « développés », la puissance économique, qui est le propre de notre civilisation industrielle et la marque de la modernité, a pour effet paradoxal de laisser jusqu’à 30 % du territoire national hors des circuits productifs classiques, créant progressivement des poches de déprise rurale qui sont autant de zones à l’abandon par où revient le loup. Le loup, ce prédateur dont l’éradication fut un des premiers critères de la modernité, exprime donc dans son retour la dimension saugrenue d’une civilisation aboutie qui produit en son sein des poches de sauvagerie caractérisées par une spontanéité biologique imprévue, improbable, innovante.
Le sauvage, considéré ici comme ce qui résiste à la volonté humaine et à la représentation en ce qu’il produit de l’impensé, nous révèle la dimension négative de notre projet de civilisation : nous vivons loin de la nature, nous avons toujours eu peur de sa puissance dévorante, nous nous réfugions dans une dynamique culturelle pour laquelle la domination et la domestication de la nature restent des valeurs fondatrices.
Le sauvage exige d’abord une réflexion sur l’altérité. Nous verrons que la figure réelle d’Autrui pour l’homme, ce n’est pas l’autre homme mais d’abord le prédateur. Le sauvage est ce qui dévoile notre incapacité de parler de la mort, et de la vie (si la vie est bien, comme le dit Bichat, l’ensemble des forces qui résistent à la mort), autrement que d’un point-de-vue moral, et donc morbide au sens nietzschéen du terme. Les discussions autour des prédateurs restent le plus souvent des débats moraux, alors que penser le sauvage relève d’abord d’une réflexion éthique s’engageant radicalement sur des valeurs ou des perspectives vitales, ce que Canguilhem appelle des « allures de vie »2 .

La distinction opérée par Canguilhem entre le « vivant », au sens d’organisation de la matière, et le « vécu », au sens d’expérience des êtres humains, et dans laquelle il relie en partie le vivant et le vécu dans l’idée d’« allures de vie », paraît ici parfaitement opératoire. Le domaine de la vie n’est pas régi par une quelconque normalité transcendante opposée à toute « déviation » et au nom de laquelle sont rejetées l’exception et la marginalité (et le loup est par définition l’être vivant qui a toujours occupé de façon déviante les marges de la vie humaine), mais par l’« anomie », norme immanente à la vie et créant, d’un vivant à un autre, des variations et des fluctuations comme autant de différences constitutives. Canguilhem trouve chez Leriche l’idée que la maladie elle-même peut être considérée par le malade comme « une autre allure de la vie », une « nouveauté physiologique », c’est-à-dire un ordre physiologique nouveau auquel la thérapeutique doit chercher à adapter l’homme malade3. Ces nouvelles normes physiologiques ne visent pas, dans leur capacité réparatrice, au simple rétablissement des normes antérieures à la maladie. La santé apparaissant alors, « au sens absolu » souligne Canguilhem, comme « l’indétermination initiale de la capacité d’institution de nouvelles normes biologiques »4, et la vie comme une explication « avec un milieu où il y a des fuites, des trous, des dérobades et des résistances inattendues »5.
Sans perdre de vue les limites méthodologiques de la simple analogie, nous dirons que le loup, dans son mouvement inédit de retour aux marges de la société moderne est « fuite » et « dérobade » devant nos moyens d’investigation, il fait « trou » dans nos capacités de représentation symbolique du sauvage, et les « résistances inattendues » qu’il oppose aux systèmes d’autorité et de contrôle mobilisés par les pouvoirs publics pose la question vitale de notre capacité d’innovation normative. Il faut entendre ici « vitale » dans l’acception de Canguilhem qui fait de la vie « cette activité polarisée de débat avec le milieu qui se sent ou non normale, selon qu’elle se sent ou non en position normative »6. Le loup, dans le fait même de son retour, nous renvoie aux contradictions essentielles de ce mouvement dont notre modernité est le résultat, et qui expose aujourd’hui l’être humain aux risques catastrophiques du dérèglement toujours plus destructeur des systèmes de régulation et de contrôle qu’il a imposés à la nature vivante toute entière (la « normalité » humaine). La notion biologique de vie implique donc des enjeux autant politiques et moraux que proprement scientifiques. La vie humaine est à l’intersection de deux ensembles de déterminations biologiques et sociales, le « vivant » et le « vécu » dont il reste à comprendre les modes d’articulation, ce à quoi nous convoque le retour du sauvage. Le vivant et le vécu dessinent des espaces vitaux différents mais qui se « chevauchent », dit Canguilhem, pour déterminer le jeu des « allures de vie » dans lesquelles les individus agissent leur existence selon leur capacité à penser et agir une normativité des normes qui ne se réduise pas aux modèles dominants de la normalité. Une normalité que le retour du loup, pour ce qui nous occupe ici, vient remettre en question. Et subvertir, pour notre plus grand bonheur…7

Le sauvage n’est finalement rien de plus que la forme moderne de la Krisis qui vient affoler les catégories usuelles et les dispositifs de pensée accommodés dans le long travail de la culture s’opposant à la nature pour la dominer et l’asservir, comme l’illustre la très « moderne » tendance « préservatrice » qui consiste à « réserver » des territoires interdits aux hommes, comme si l’être humain n’avait pas d’autres rapports possibles avec la nature que de l’asservir/la détruire, ou de la « préserver »/l’abandonner à elle-même. En ce sens, le retour du sauvage marque pour nous la nécessité vitale d’une nécessaire refondation des ordres de valeur et des paradigmes politiques qui conditionnent notre habitation du monde – c’est, rappelons-le, la signification littérale de oikeîos, l’adjectif attique pour « de la maison », à partir duquel Ernst Haeckel a crée le terme d’écologie, en 1866, pour souligner, d’un point-de-vue darwiniste, le rôle vital du milieu sur les êtres vivants8.
La position galiléo-cartésienne de l’homme comme « maître et possesseur de la nature » a conduit progressivement à une artificialisation du système total de la nature sous contrôle de la technique. Ce qui s’est payé d’une éradication systématique des systèmes ancestraux et sacrés qui rattachaient les communautés humaines aussi bien à la terre des vivants qu’au Ciel des dieux, et qui fournissaient des modèles sacralisées dans lesquels les liens entre les êtres humains eux-mêmes trouvaient leur légitimité9. En faisant de la maîtrise et de la possession de la nature la destination la plus élevée de l’humanité dans l’accomplissement de son essence, le système cartésien nous laisse devant un paradoxe qui caractérise fondamentalement la condition de l’homme moderne, compris en son achèvement dans l’âge des catastrophes. Soit nous nous réclamons des valeurs des Lumières pour persister aveuglément à penser cette destination comme le mouvement accompli de la rationalité engagée dans les sciences et les techniques, œuvrant au service du progrès de l’humanité ; soit nous refusons le mouvement même du progrès pour voir dans la rationalité technico-scientifique l’effet désastreux de l’humanisation prométhéenne du monde, les modes de socialisation sous l’égide de la Science et de la Technique nous apparaissant alors comme ce qui doit être radicalement combattu si nous voulons sauver ce qui reste de ces liens sacrés, et sauvegarder la terre, ou, plus justement, l’écoumène qui nous abrite. Mais cette contestation désespérée et nostalgique de la technicité du monde moderne ne peut que relever d’un des modes du pathos réactif, au sens proprement nietzschéen du terme, qui nous empêche de penser philosophiquement les conditions vitales dans lesquelles nous pourrions restaurer le « lien métabolique » entre l’homme et la nature. Un lien rompu, dans l’exploitation capitaliste sans limites du monde matériel (l’appropriation du monde), et dont Marx disait déjà qu’il pose la question de notre pérennité comme espèce vivante.
Nous n’avons pas d’autre choix que de penser à partir de ce monde technicisé et désacralisé, pas d’autres possibilités que de questionner à partir de ce dont l’homme est encore capable en termes de puissance (de démesure ?) technique et scientifique. En ce sens, le retour du sauvage, nous renvoie à la question de notre capacité de promouvoir, contre la tentation toujours moralement réactive et politiquement réactionnaire d’un quelconque retour en arrière, un usage nouveau du monde partagé avec tout ce qui le compose (l’appartenance au monde).

Le métabolisme homme-nature

Notre hypothèse est la suivante : pour échapper à la circularité purement réthorique et donc improductive de la dialectique nature-culture, il faut comprendre l’idée de « nature » au sens de vie, et plus précisément de métabolisme. C’est à cette condition que nous pourrons poser correctement les problèmes épistémologiques à résoudre si nous voulons penser le sauvage. En ce sens, et en ce sens seulement, nous pourrons dire que c’est bien la « nature » qui détient la capacité de régler les problèmes qui qualifient la nouvelle donne écologique (le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’épuisement des ressources fossiles, la raréfaction de l’eau potable, etc.), la nature et non pas l’homme. Mais c’est bien à ce dernier qu’il échoit de se mesurer à ce qui en est la condition nécessaire : rétablir la continuité de l’être vivant/humain avec son milieu en produisant un nouveau type de métabolisme.

Marx découvre le travail du grand chimiste allemand Johann Justus Von Liebig lorsqu’il finit de rédiger, à Londres, le livre I du Capital. Il lit la Chimie agricole [1840]10 dans l’édition de 1862 qui comporte une longue préface dans laquelle Liebig dénonce les méthodes de l’agriculture intensive (high farming) en Grande-Bretagne. Marx dira alors que l’importance de ce travail « est plus grande que celle de tous les économistes réunis ». Il intègre l’analyse de « l’aspect destructeur de l’agriculture moderne » à sa réflexion sur les contradictions internes du capitalisme (livre III du Capital), en reprenant longuement les thèses de Liebig. C’est dans ce contexte qu’il va recourir au concept de « métabolisme »11 pour décrire la relation de l’être humain à la nature par la médiation du travail : « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action (…) Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. »
Sous l’influence de Darwin, Marx et Engels rejettent la conception millénaire, qui est au cœur de l’idéologie protestante de la high farming, selon lesquels les êtres humains seraient le centre et la finalité de l’univers naturel12. Le capitalisme a rompu de façon « irréparable » l’« interaction métabolique » entre les hommes et la terre. La croissance de l’agriculture mécanisée à grande échelle et du commerce sur de longues distances ne font qu’aggraver cette rupture, l’industrie et le commerce fournissant à l’agriculture les moyens d’épuiser la terre. Et, dans un constat dont on pourrait reprendre tous les termes pour décrire notre situation actuelle, Engels note que l’appauvrissement des sols et la destruction de ses nutriments a pour contrepartie le développement de la pollution et des déchets urbains.

Des années 1830 à 1870, le problème de la diminution de la fertilité des sols par l’épuisement de leurs nutriments est la préoccupation écologique majeure du système capitaliste en Europe comme en Amérique du Nord. Inquiétude décuplée par la pollution croissante des villes13, la déforestation de continents entiers14 et les craintes malthusiennes de la surpopulation. C’est dans ce contexte que Liebig s’oppose, dans sa préface à la Chimie organique appliquée à l’agriculture et à la physiologie (dénoncée comme « scandaleuse » par les autorités anglaises et qui ne sera pas traduite dans les éditions britanniques suivantes de l’ouvrage), à l’agriculture intensive (high farming) mise en œuvre en Grande-Bretagne, à partir du milieu du 19e siècle, comme à un « système de spoliation » en contradiction sur deux points majeurs avec les principes fondamentaux de ce qu’il appelle une « agriculture rationnelle » :
– ce système exige le transport sur de longues distances de nourritures et de fibres depuis les campagnes jusqu’aux villes, où leur consommation massive produit des déchets humains et animaux qui vont contribuer à augmenter démesurément la pollution urbaine (la Tamise à Londres, égout à ciel ouvert, est rendue totalement insalubre et impropre à toute consommation en quelques décennies à partir des années 1850),
– les exportions agricoles et textiles des campagnes vers les villes entraînent une perte croissante de fertilité des sols, par la diminution des taux d’azote, de phosphore et de potassium, et perturbent le cycle naturel de régénération de ces nutriments, en diminuant d’autant la rentabilité de l’agriculture industrielle. Des pays entiers vont donc voir leur sol vidé de tout nutriment par une politique impérialiste consistant à accaparer les ressources des sols, y compris les os présents dans le sous-sol pour fabriquer les engrais artificiels (phosphate et azote) nécessaires à une exploitation intensive de sols agricoles déjà épuisés par le type d’agriculture pratiquée en Grande-Bretagne dès le 18e siècle15.

L’impérialisme anglais fait donc que des régions rurales, mais aussi des nations entières, exportent la fertilité de leur terre : « Il n’est pas un pays qui puisse échapper à l’appauvrissement causé par la continuelle exportation de céréales, ainsi que par le gâchis inutile des produits accumulés de la transformation de la matière par les populations urbaines. » La dégradation des sols conduit à une plus grande concentration de l’agriculture entre les mains d’un petit nombre de propriétaires qui adoptent les méthodes de la high farming. Les dizaines de milliers de petits paysans expropriés fourniront les masses de prolétaires surexploités nécessaires au développement très rapide de la grande manufacture britannique16.
Contre ce qu’il estime être un système qui crée lui-même les conditions de sa destruction, Liebig énonce la « loi de la restitution » comme principe fondamental d’une « agriculture rationnelle », selon laquelle les minéraux pris à la terre doivent lui être restitués, « la culture rationnelle, opposée en cela à la culture par rapine, est fondée sur la restitution des principes fixes enlevés au sol, restitution qui permet au cultivateur de conserver à ses terres leur fertilité » (Dixième Lettre)17. Une pratique « rationnelle » de l’agriculture doit donc assurer « la circulation de toutes les conditions favorables à la vie », car la science montre que « la fécondité du sol le plus fertile a une fin, et que ce qui paraît inépuisable finit par s’épuiser ». En conclusion de sa Huitième Lettre, Liebig formule la règle « rationnelle » qui donne tout son sens à l’idée marxiste de métabolisme : la durée de l’existence de l’homme dans sa « patrie », c’est-à-dire sur « la terre qu’il a arrosée de ses sueurs pour lui faire produire ce qui est nécessaire à son existence », est déterminée par la loi selon laquelle « les forces se perdent par l’usage et se conservent par la rénovation ».

Ce détour par Liebig et le contexte écologique de la high farming britannique, dont les corrélations avec notre propre situation caractérisée par la multiplication exponentielle des désastres environnementaux ne peuvent paraître étonnantes que si l’on oublie que c’est le même système d’exploitation du monde qui est à l’œuvre à deux cent ans de distance, nous permet de comprendre en quoi nous pouvons trouver, dans le principe marxiste du métabolisme homme-nature, un outil d’analyse particulièrement « moderne », au sens de cette modernité dont nous avons dit qu’elle était caractérisée par le paradoxe du retour du sauvage. Le concept de « rupture métabolique » permet, selon Marx de comprendre l’aliénation matérielle des êtres humains vis-à-vis des conditions naturelles de leur existence dans le capitalisme. Dans le premier Manuscrit de 1844¸ Marx fait de la nature entière le « corps non organique » de l’homme, c’est-à-dire un « moyen de subsistance immédiat » et « la matière, l’objet et l’outil de son activité vitale ». Que l’homme trouve dans la nature ses moyens de subsistance signifie que la nature est « son corps avec lequel il doit rester constamment en contact pour ne pas mourir ». La rupture de l’interaction métabolique de l’homme avec la nature qui est comme son « corps propre » exprime l’antagonisme entre ville et campagne qui est une des caractéristiques dominantes du capitalisme. La « restauration systématique » de cette relation métabolique entre les hommes et la terre comme « loi de régulation de la production sociale » suppose donc le dépassement du capitalisme moderne qui met en danger « la condition naturelle éternelle de la vie des hommes »18.

De ce danger, dont le retour du loup (le « sauvage ») peut nous aider à penser l’enjeu proprement humain, Liebig donne dans sa Neuvième Lettre une définition qui reste particulièrement pertinente pour comprendre notre « modernité » : « Partout dans la nature dominent des lois d’ordre qui maintiennent la vie et lui conservent une durée et une fraîcheur perpétuelles, la terre ne vieillit et le germe de la vie ne meurt que là où l’homme, avec son esprit borné, les méconnaît ou les renie ; ce qu’il fait lorsqu’il contrarie l’action régulière des conditions nécessaires à la vie et qu’il les trouble, les arrête dans leurs fonctions. »19 Engels le dit d’une autre manière, plus lapidaire mais qui renvoie de façon claire à la question vitale de notre relation métabolique avec la nature, « trafiquer la terre, qui est la condition première de notre existence, a été le dernier pas vers notre propre transformation en objet de trafic »20.

Le loup, facteur métabolique de la relation homme-nature

Le loup a une dimension symbolique parfaitement illustrée par le mythe de Týr, une des divinités principales du Panthéon celtique : le dieu a accepté d’engager sa main droite dans la gueule d’un Loup monstrueux, Fenrir, pour que celui-ci, qui est l’incarnation des forces du chaos, ne détruise pas l’ordre du monde. Mais ce sacrifice, sous la forme d’une mutilation volontaire, vaut en fait comme réparation d’une ruse des dieux qui ont cherché à tromper Fenrir lors du pacte qu’ils ont proposé au monstre, leur projet étant de l’enchaîner avec un lacet magique. Rétablir l’ordre cosmique supposait donc la mutilation du dieu en contrepartie de l’offense faite à l’Animal21. Le mythe nous livre ici une série de marqueurs, les dimensions archaïques du chaos et de la malignité, les valeurs martiales de l’honneur et de la bravoure, qui constituent la matrice symbolique dans laquelle les hommes, à travers l’histoire, ont inscrit dans un même registre leur imaginaire et leurs usages du sauvage dont le loup va rester la figure emblématique.
La figure négative du loup, contemporaine de la généralisation de l’élevage dans toutes les communautés humaines, se constitue lorsqu’il devient un concurrent direct, celui qui chasse sur les terres de cet autre grand prédateur qu’est l’homme, et touche donc à la question éminemment politique de l’alimentation22. Cette négativité se renforce avec le monothéisme, et plus particulièrement au moment où le catholicisme s’associe avec le pouvoir, à partir de Charlemagne à qui certains font remonter la création du premier « corps d’État » de louvetiers. Si, dans le bestiaire chrétien, l’homme est désigné sous la métaphore du mouton, il n’en est pas moins « agnus dei », comme le Christ, agneau de Dieu, animalité divine donc. La dévaluation des animaux, des bêtes, sera la conséquence d’un type d’enseignement biblique fondamental qui, du fait même de placer Adam au centre de la création et de lui accorder, et à lui seulement, d’avoir été fait à l’image de Dieu, suppose de marquer une distance irréductible entre l’homme et tous les autres êtres vivants. Cette dévaluation prendra la forme d’une symbolique du péché dans la pastorale des 14e et 15e siècles, l’homme pécheur étant ravalé au statut d’animal, comme l’illustre bien le thème psychomachique très répandu, surtout dans les campagnes, qui démarque l’échelle des péchés capitaux en symbolisant les vices par des cavaliers armés qui chevauchent des animaux. La Gourmandise, par exemple, est figurée comme un jouvenceau montant un loup et portant un milan23.
Les ordres de pouvoirs dans les sociétés humaines sont une métaphorisation des écosystèmes. L’homme fait partie du territoire au même titre que les autres paramètres objectifs, climat, géologie, dimension biogéographique, etc., qui définissent et composent celui-ci. L’homme n’est pas « sujet » du territoire, il est un « objet » qui n’existe que par les interactions produites avec le territoire où il évolue. Le sauvage nous ramène sur la dimension qualitative et non pas quantitative de l’existence. Le mongol, entre autres exemples de civilisation qui ont su vivre avec le loup, accepte de lui sacrifier des moutons et des chevaux car le prédateur garantit en échange trois conditions fondamentales pour la préservation des tribus nomades : il assure d’abord la pérennité des pâturages qui suppose la limitation des marmottes et des gazelles ; cette limitation, à son tour, assure par sélection la pérennité de leurs populations et garantit en même temps les revenus secondaires de la chasse ; ces deux facteurs, en assurant la préservation du nomadisme, renforce la permanence de l’identité mongole24. Le loup, dans son rapport à l’homme, fonctionne donc comme un opérateur politique, en devenant un facteur contraignant de la problématique du partage, des usages et donc de la finalité du territoire pour les communautés humaines. Il illustre l’isomorphie entre les fonctionnalités du territoire pour les sociétés humaines et celles qui sont impliquées dans la dynamique des sociétés animales, une isomorphie qui rend possible et pensable un partage du territoire dans la variabilité de ses usages, et qui suppose de savoir accepter la cohabitation avec le sauvage. Mais encore faut-il comprendre le territoire non pas au sens courant d’un donné spatial, d’un lieu, ni même d’un cadre, mais plus profondément comme un acte de relation, au sens où Deleuze dit d’une telle relation qu’elle est une distance critique entre deux êtres de même espèce qui sert à marquer ses distances25.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre comment Deleuze peut parler de l’animal comme d’une puissance de déterritorialisation : « l’animal est l’homme déterritorialisé, ou plutôt la zone de déterritorialisation de l’homme, son devenir intensif »26. Dans son livre sur Kafka, il fait de la métamorphose le tout de l’animal, la métamorphose est « la conjonction de deux déterritorialisations, celle que l’homme impose à l’animal en le forçant à fuir ou en l’asservissant, mais aussi celle que l’animal propose à l’homme, en lui indiquant des issues ou des moyens de fuite auxquels l’homme n’aurait jamais pensé »27. Il nous semble que cette formule énonce de façon particulièrement pertinente les termes du rapport que l’homme entretient depuis toujours avec le loup, son autre le plus proche du côté de la sauvagerie. Que le loup nous enseigne, si nous savons l’entendre, des moyens de fuite, des issues dans un territoire donné doit être compris à partir de la formule employée par Deleuze dans son Abécédaire, à l’entrée « Animal », pour expliquer ce qu’il entend par « déterritorialisation » : un territoire est d’abord défini dans le mouvement par lequel on peut en sortir28.

On aura compris que l’idée n’est pas tellement de protéger une espèce pour elle-même. On peut parfaitement décider que le loup est quantité négligeable, et qu’il suffirait après tout de lui opposer la puissance de feu qui est la marque de fabrique de notre condition enivrante de chasseur universel. Il n’y aurait rien, sur le fond, à y redire ni d’un point-de-vue éthique, ni même d’un point-de-vue esthétique – bien que, sur le plan pratique, l’éradication du loup soit loin, très loin, d’être évidente, comme nous le verrons dans la partie suivante. Mais la question n’est pas là. Le loup, comme figure emblématique du sauvage, nous questionne sur notre capacité (notre volonté ?) de protéger ou de restaurer les interactions avec le milieu, l’écosystème qui conditionne la vie, notre survie, ce que signifie l’idée même d’écoumène dans la définition d’Augustin Berque : « la relation d’un groupe humain à l’étendue terrestre » telle qu’elle est caractérisée par « une imprégnation réciproque du lieu et de ce qui s’y trouve »29. L’idée de la réciprocité de l’imprégnation nous permet de comprendre ce qui est en jeu dans la dynamique biologique, et, pour le problème qui nous intéresse ici, de vérifier la pertinence épistémologique de la notion marxiste de métabolisme. Les populations sont régulées, dans l’écoumène, par des facteurs environnementaux externes, des facteurs physico-chimiques comme l’eau ou la température, et des facteurs biotiques, les parasites et les prédateurs jouant un rôle essentiel. La relation prédateurs-proies relève d’une dynamique d’équilibre affectée d’une grande variabilité. La régulation des populations de proies par les prédateurs est dépendante de la vitesse de développement de chacun. La diminution du nombre de prédateurs entraînera l’augmentation démesurée du nombre de proies, l’autorégulation ne jouant plus son rôle, l’espèce est alors en situation d’être anéantie par son propre surnombre ; à l’inverse, l’augmentation du nombre de proies disponibles conditionne le développement d’un plus grand nombre de prédateurs30.
La dynamique biologique montre que les médiations environnementales s’exercent sur le long terme, à l’échelle en moyenne de la durée de vie des individus, en régulant l’expression des gènes qui contrôlent les acteurs moléculaires. La plasticité phénotypique correspond à la production par un seul génome d’une diversité de réponses adaptatives soumises éventuellement à la sélection naturelle : « l’adaptation au niveau local peut donc être définie comme une augmentation, au sein de la population considérée, de la fréquence des traits biologiques qui assurent une meilleure survie ou un meilleur succès de la reproduction dans les conditions particulières offertes par l’environnement. (…) Les modifications du comportement sont presque toujours le premier pas vers des changements évolutifs… »31. L’existence d’une variabilité génétique héréditaire d’une part, et un phénomène de sélection des individus les plus performants sur le plan reproducteur dans un environnement donné d’autre part, sont les deux processus qui déterminent, par leur complémentarité, le principe de sélection naturelle (Darwin). Dans un contexte de transformation importante des conditions naturelles qui conditionnent l’existence des êtres vivants, les génotypes qui produisent les phénotypes les plus aptes à répondre aux nouvelles contraintes auront un avantage adaptatif et seront donc sélectionnés au cours des générations successives, « les variations dans la structure et le fonctionnement des écosystèmes sont à la fois la cause et l’effet de la sélection naturelle. On peut parler à ce propos de boucle de la diversité biologique avec la mutation et l’environnement biophysique comme sources de variabilité et la diversité biologique comme produit de l’adaptation et de la sélection qui interagit et modifie à son tour l’environnement. »32
Le loup, son retour et donc la cohabitation à laquelle il nous invite si nous savons partager nos territoires avec lui, se présente dans sa dimension métabolique, comme un facteur déterminant de notre capacité à savoir nous réinscrire avec mesure dans cette boucle de la diversité biologique dont la pérennité conditionne, à termes, celle de l’espèce humaine.

Éléments d’analyse anthropologique du sauvage à partir du cas particulier du prédateur et des interactions qu’il produit.

La question de la présence du loup dans le Massif Central, et plus précisément en Cévennes pour notre région d’étude, relève d’une problématique qui condense tous les problèmes que nous avons évoqués jusqu’ici sous le titre des paradoxes du retour du sauvage. Le débat peut schématiquement se résumer en deux thèses : celle d’une présence simplement erratique, les loups ne seraient que « de passage », c’est la thèse des services de l’État qui sont en charge de la gestion des grands prédateurs (le loup relève principalement de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, Oncfs) et pour lesquels il n’y a pas lieu à débattre ; et celle que nous voulons défendre, appuyée sur les témoignages des habitants, chasseurs, éleveurs, randonneurs, qui convergent tous vers la présence permanente des prédateurs, installés progressivement sur les territoires concernés. Ces témoignages doivent être considérés à la fois dans leur factualité récurrente, à partir du moment où l’on voit les traces d’un animal aussi fin et intelligent, on est en droit de penser qu’il est installé et non pas « de passage », et comme une reprise d’éléments de discours qui structurent les formations identitaires cévenoles. Le loup fait partie intégrante du paysage des Cévennes, la toponymie locale en est une illustration spectaculaire, de la même façon qu’il est un personnage central des récits constitutifs de son histoire, y compris ancienne, la célèbre « bête » du Gévaudan (la « mal-bête ») en est le paradigme, mais encore « Pierre et le loup », le conte musical de Prokofiev, ou « La chèvre de Monsieur Seguin », le conte célèbre d’Alphonse Daudet, qui ont tous deux la même montagne cévenole pour cadre.
Les raisons de l’invisibilité du loup renvoient d’abord à la combinaison complexe de facteurs objectifs qu’on retrouvera dans le mitage croissant de la campagne française, mais dont la montagne cévenole condense à l’extrême les effets de déprise rurale. L’étude de ce phénomène paradoxal de la modernité (le retour à la « sauvagerie » de pans entiers du paysage agricole) sous ses aspects aussi bien biogéographiques que socio-politiques relève de la compétence des disciplines constituées. Nous ne pouvons donc qu’en indiquer les manifestations les plus évidentes dans le paysage cévenole, comme l’augmentation en densité et surface du couvert forestier, le passage d’une agriculture traditionnelle (celle du pâturage de petits troupeaux de moutons sur la lande et en forêt) à une agriculture « raisonnée » (celle de l’estive rassemblant sur pâture closes des troupeaux toujours plus nombreux), ou encore la standardisation sur le modèle urbain des modes de vie et des emplois du temps qui fait que les hommes sont moins présents dans le milieu naturel, et de façon beaucoup plus prévisible pour ces grands observateurs de l’éthologie humaine que sont les loups, nos plus fidèles commensaux.
Les témoignages des chasseurs et braconniers, des agriculteurs, éleveurs ou sylviculteurs, ou des naturalistes du parc National des Cévennes composent une matrice indicielle qui dessine en creux la présence du prédateur. Citons en vrac les fluctuations de l’abroutissement dans les zones interdites à la chasse (Zic) observées par certains sylviculteurs ; les attaques sur troupeaux qui peuvent être le fait de chiens errants, mais dont certaines, de plus en plus nombreuses, font penser à d’autres sources prédatrices ; les comptages et estimations printanières ou estivales assurés par les chasseurs qui constatent une population du gibier sur territoire sans corrélation avec les résultats mesurables des campagnes de chasse, soit que les gibiers sont dévorés, comme dans le cas de la disparition d’une espèce donnée sur un territoire où elle a été toujours présente et où la présence/le passage du loup a été officiellement enregistré, soit que les animaux concernés sont dérangés par la présence des prédateurs et donc amenés à occuper l’espace autrement ; la disparition anormale et récurrente de chiens en général, et de chasse en particulier – pour donner un ordre d’idée, rappelons que le chien, en Italie, fournit 13 % de l’alimentation du loup.

Le débat renvoie donc d’abord aux modalités de la « présence » très particulière du loup, c’est-à-dire à sa façon troublante d’être visible/invisible, présent/absent, factuel/symbolique, animal/politique (pour ne pas dire naturel/culturel !). Pourquoi, donc, le fait de « voir » le loup est-il presque impossible physiquement parlant, et, simultanément, si difficile à inscrire dans le registre rassurant du discours objectif, celui de la mesure, de la statistique, de la formalisation des data ? Ou, dit autrement, en quoi son « invisibilité », ou plus précisément son caractère élusif (sa capacité de se fondre et de disparaître dans le paysage) et ubiquitaire (sa capacité hautement performante à s’adapter à des milieux naturels très divers), recouvrent-ils paradoxalement la possibilité d’un autre mode de compréhension du problème de sa présence/absence. Autre mode, qui suppose de déplacer les éléments perceptifs engagés dans la représentation de l’animal, et de penser autrement les éléments mêmes qui en composent la représentation, selon l’indication donnée par Deleuze dans sa Logique de la sensation : « préférer la violence de la sensation à celle du spectacle » et « mettre la trace en rapport avec la composition des forces qui la suscitent ». Des éléments qui composent le cadre dans lequel une « ontologie » du loup, compris comme paradigme du sauvage, nous permettrait de redéfinir les termes du problème qui conditionne la pensée politique : la dialectique de la force et de la puissance.
L’évènement, au sens herméneutique du terme, est présent à travers sa trace qui constitue une forme de mise à distance, il est présent dans la représentation de son absence même. L’herméneutique, conçue ici comme méthode d’interprétation de la trace, cherche à rendre visibles, et donc représentables, les formes d’une structure qui montre, dans ce qui fait qu’elle reste invisible, comment le sujet de la connaissance est déterminé a priori dans son champ de vision, c’est-à-dire dans ce qu’il peut ou ne peut pas voir (objet) et dans la forme même de sa vision (sujet) : « ce que nous pouvons voir, mais tout autant ce que nous ne pouvons pas voir, nous est toujours donné selon les modalités d’un ensemble historiquement situé et formé de prédéterminations implicites qui organisent et rendent signifiantes nos expériences dans une totalité signifiante. Totalité dont la fonction transcendantale démarque en même temps, sur un mode proprement kantien, les limitations du champ de notre expérience/vision possible du monde. »33 Toute vision s’inscrit et est prédéterminée dans et par un horizon de compréhension dont l’historicité détermine des types de jugements et des catégories de pensée implicites mais qui s’éprouvent sur le mode de l’évidence du donné, le « faitalisme » dont Nietzsche faisait le symptôme de la réduction positiviste de la pensée scientifique moderne. Mais la pensée herméneutique reste prise dans le présupposé idéaliste d’une ontologie postulant une position transcendante de l’homme par rapport au monde, comme si le sujet produisait l’« horizon » dans lequel l’objet est aperçu34. C’est au contraire sur le même plan, dans le même horizon de signification que nous devons envisager le rapport du sujet (l’homme) à un autre sujet (le loup), si nous voulons comprendre comment la structure même de notre vision est déjà prise dans ce qui nous est donné à voir. Lacan est revenu tout au long de son Séminaire sur le fameux modèle de la « bande de Möbius » pour essayer de comprendre, à partir de cette continuité sans rupture entre intériorité et extériorité, la structure paradoxale d’un point aveugle dans ce que je vois de ce qui est donné à ma vision. Un point où je ne vois rien, effet d’une « scotomisation » d’une partie du réel, pour reprendre le terme lacanien, et depuis lequel l’image se retourne, s’invagine sur le regard lui-même, produisant la situation sidérante d’un regard se regardant lui-même. L’analyse canonique par Freud du regard proprement hypnotique des loups fixant de façon angoissante le rêveur du cas de « L’homme aux loups » fournit un modèle probant de cet effet de sidération, tel qu’il est rapporté dans nombre de témoignages de rencontres avec le loup qui « nous » regarde et disparaît instantanément de notre champ de vision. La « trace » du loup peut être comprise à partir de ce que Lacan appelle le « trou » dans le réel (le réel comme ce qui fait « trou »), à son absence, vécue depuis ce point absent, en l’homme lui-même – le loup nous apparaissant ici comme ce qui donne un contenu possible à l’« objet manquant » dont Lacan a montré qu’il était la condition de notre jouissance de l’objet dans le réel, une jouissance qui a pris pour nous, aujourd’hui, la forme universelle de la destruction de la nature.

En ce sens, une ontologie du loup suppose bien une méthode herméneutique particulière d’interprétation de la trace, et d’abord de celle laissée par l’animal à travers ses excréments, crotte et urine, comme une illustration de la « violence de la sensation » dont parle Deleuze. Par ontologie, nous entendons simplement la réflexion sur le mode d’être spécifique du loup, spécificité dont nous pouvons penser le modèle en partant de Spinoza qui attribue, une âme aux animaux comme à tous les individus (« âme », une idée dont le corps existant en acte est l’objet), la différence entre hommes et animaux tenant essentiellement aux degrés de perfection/complexité de leurs corps, c’est-à-dire à la plus ou moins grande amplitude du pouvoir du corps à affecter et à être affecté, et à son aptitude à l’autonomie dans et par l’accroissement tendanciel de sa complexité35. La trace du loup, marquée dans la matérialité sensible de ses excréments, doit être pensée comme élément d’une performativité qui produit de la réalité (présence, passage, installation, partage effectif du territoire, élément de souveraineté), et qui, dans cette production, introduit à un type inédit de complexité. La trace dessine donc le cadre d’une rencontre brutale avec le sauvage : il s’agit de comprendre notre aptitude à partager le monde, et, dans ce partage, de savoir accepter que le monde propre des humains puisse être le théâtre d’évènements qui nous dépossèdent de notre puissance. Mais que cela se produise avec notre accord : le pouvoir (la puissance), en tant que dispositif de contrôle et d’usage du territoire, doit être redéfini comme stratégie d’entre-empêchements, de jeux et de composition des forces qui suscitent et donnent son sens à la trace, selon la leçon deleuzienne.

Penser le sauvage : détection, capture et gestion du loup

Détection. En zone où le loup est cryptique (où on n’a pas de preuves directes de son installation ou de ses passages), comme dans les Cévennes, la méthode pour détecter la présence de prédateurs consiste à observer les réactions des animaux qui sont ses proies potentielles, en se concentrant d’abord sur les variations comportementales et éthologiques des animaux de rente (bétail, chiens), et à rechercher des situations de « symbiose comportementale » fondées sur le rapport entre deux espèces en vue de la survie, à l’exemple de la coopération corbeaux-loups dans la recherche de proies. On travaille avec trois types d’outils : les leurres (odeurs de prédateurs) pour déclencher des réactions observables chez les animaux domestiques ; les réseaux d’appareils photos ou de caméras automatiques sur batteries solaires qui peuvent enregistrer les passages des prédateurs et des proies ; et le prélèvement des excréments dont une analyse permettra l’identification des individus.
Il s’agit de comprendre les modes de circulation du prédateur, c’est-à-dire ses stratégies d’usage du territoire. Avec le loup la circulation fait le territoire : on est en présence d’animaux qui circulent sur environ 200 km/carrés. A vitesse de déplacement habituelle (au trot) et dans des conditions naturelles normales, le loup peut parcourir 100 km/jour sans forcer, mais on a pu voir (Parc du Yellowstone, États-Unis) des loups couvrir dans la neige de 150 à 170 km en une nuit. Ou encore, autre exemple révélateur, celui des loups revenus de façon naturelle en Allemagne, à partir de 2000, depuis la Pologne – comme en France en 1992, depuis l’Italie – avec le cas de tel jeune loup d’un an, suivi par émetteur-GPS, qui a parcouru 1 550 km en deux mois, traversant les autoroutes allemands, la Vistule et l’Oder à la nage, franchissant les clôtures électriques qui sécurisent la frontière polono-biélorusse, pour finir par se mettre en ménage avec une jeune louve locale. Comprendre l’animal, et donc déterminer le mode de relation possible avec lui, c’est comprendre d’abord comment il circule : en observant le comportement du lion, pour prendre l’exemple d’un autre grand prédateur, dans un territoire où se trouvent ses proies en suffisance et, à la fois, de nombreux troupeaux domestiques, on a pu constater que le fauve va circuler entre les troupeaux pour les éviter et rejoindre les zones où se trouvent ses proies sauvages. Le mode de circulation permet ici de déterminer l’« être » de l’animal et nous oblige à nuancer, sinon même à redéfinir complètement l’image classique du prédateur comme tueur systématique. L’opportunisme des prédateurs supérieurs est déterminé par la loi du moindre effort qui est au principe de la loi « culturelle » de la prédation : telle population fonctionnant sur tel type de proie, selon un comportement d’évitement ou non des troupeaux domestiques.

Capture. « Nous ne savons plus chasser le loup. Apercevoir le loup est difficile, cherchez-le, il n’est pas là. La traque est très, très compliquée, car ce sauvage est discret, agile (…) Si on disposait encore des chiens « créancés » du siècle dernier36. Mais quand ils flairent l’odeur pestilentielle du loup, nos chiens s’apeurent, et ils reviennent sur nos talons. ». Cet aveu particulièrement significatif d’un responsable de l’Oncfs dans les Alpes-de-Haute-Provence37 (c’est-à-dire là où la réserve du Mercantour assure une présence permanente du loup, et donc une bonne connaissance du comportement du prédateur !) nous renvoie à la contradiction très « moderne » entre l’inflation technologique des instruments dont nous disposons pour imposer notre domination au monde naturel, et notre désarroi devant « ce sauvage discret et agile » qu’est le loup. Dans une capture scientifique, où il n’est pas question de tuer l’animal ni même de le blesser, la grande difficulté vient d’abord du fait que nous avons affaire à un animal « social » : la meute intègre ce qui arrive à chacun de ses membres, tous apprenant de l’expérience d’une première capture ce qui leur permettra de déjouer les pièges d’une capture ultérieure38.
Attraper le loup, leitmotiv de nombreuses comptines enfantines, c’est mettre en œuvre, en les « scénarisant », tous les éléments de rencontre et de relation à cet animal essentiellement élusif. Tout le travail de détection, tous les éléments de discours réalisés à partir des pratiques de détection, toutes les données physiologiques vont être utilisés pour attirer l’animal dans un carré piégé de 20/20 cm (à rapporter aux 200 km/carrés de circulation) par un jeu d’odeurs bien placées dans son aire de circulation, chaque odeur n’ayant de signification que par le lieu où elle se trouve. Le leurre est toujours une chose à fabriquer (la « cuisine des trappeurs »), il doit être à l’image de tous les aspects intra ou interspécifiques du territoire. Le leurre, doit jouer sur les tensions comportementales strictes de l’animal visé (loup, lynx, ours, etc. : à quel être parle-t-on ?) On va chercher à exploiter les deux émotions qui déterminent pour une grande part le comportement du prédateur : l’absolue souveraineté de l’animal sur son territoire, exprimée par exemple dans sa volonté de tout savoir de ce qui s’y passe, et l’extrême curiosité qui fait qu’il revient toujours à un élément d’information donné tant qu’il ne l’a pas compris. Il faut donc arriver à le troubler suffisamment pour qu’il dévie de son comportement habituel, que la curiosité dépasse, au moins pour une séquence donnée, sa méfiance instinctive, condition absolument nécessaire pour qu’on puisse le capturer39. In fine, l’enjeu est d’amener l’animal vers une drôle de scène où, autour d’un appât, se joue une « comédie » dans laquelle le mâle dominant du territoire se trouve face aux traces d’un coyote, d’un chien, d’un lynx ou, pire, d’un autre loup qui s’invite chez lui. On utilisera par exemple les excréments de l’animal dominant d’une autre meute pour conditionner aussi bien un système d’attraction que de répulsion des loups présents sur le territoire. Des excréments de loups dominants d’une meute étrangère placés dans le territoire d’observation vont provoquer un grand nombre de comportements nouveaux et des contraintes possibles dans leur liberté de circulation. Le loup, et le prédateur en général, est mû par une tension obsessionnelle qui organise ses usages du territoire défini dans sa capacité de charge (le nombre de prédateurs et de proies qu’il peut contenir) conditionnant la pérennité de la meute. Son comportement est en permanence soumis à la volonté illusoire, car jamais parfaitement accomplie, de garantir l’intégrité de son domaine, et donc de savoir en permanence qui rentre, qui sort, qui est dedans et qui va où. On vérifie ici la pertinence de la définition deleuzienne du territoire qui vaut, non pas d’abord par ce qu’il contient de fonctionnalités, mais par le jeu de flux qu’il conditionne et qui font qu’on peut y entrer et en sortir.
L’animal est son territoire : quand il est son territoire il a un territoire, il a donc une existence possible et il existe comme tel. Le territoire est son « conatus », ce qui signifie que le territoire n’est pas d’abord un cadre matériel fixe, qui serait délimité par des frontières déterminées, mais qu’il est une structure ouverte, fluente, constamment ré-agencée dans toutes ses modalités (les autres animaux, les hommes, les éléments physiques, etc.) à chaque action de l’animal. Le loup n’existe pas, il n’existe qu’à partir du moment où il a partenaire et territoire, un loup c’est deux individus au moins et un territoire. On sait que la controverse porte sur la définition du loup : un loup seul n’est pas un loup mais un grand canidé, ici il n’y a pas controverse, mais pour qu’il y ait loup il faut qu’il y ait groupe et territoire, la question débattue porte donc sur la définition de ce qui fait groupe. On peut citer deux meutes produites dans le processus de réintroduction du loup au Yellowstone, en 1995, et voir comment sur deux territoires pratiquement identiques (géographie, proies, etc.), deux stratégies d’occupation différentes produisent une divergence entre une meute qui ne dépassera jamais 14 individus avec un même couple dominant sur une durée très longue (plus de dix ans) par rapport à la moyenne, et l’autre meute qui réussira à monter jusqu’à 55 individus issus du même mâle (le numéro 21, autorisé par la numéro 42, la femelle dominante). Le discriminant, c’est la gestion du territoire et ce qui le définit, d’abord par ce qu’il contient, une meute va se spécialiser sur le cerf mâle et l’autre sur les femelles bisons et cerfs, produisant ainsi une « politique » du territoire propre à chacune des meutes ; et ensuite par ce qui le borde, la buffer zone, zone tampon de discussion et d’échange qui permet de gérer les rapports avec les meutes voisines, mais tout autant avec des individus intrusifs40.

Gestion. La capture nous donne donc des informations sur le loup (monitoring, production des données qui permettent de définir l’animal) qui fournissent un outil de gestion d’une meute, puis, par extension, de plusieurs meutes, jusqu’à obtenir un outil de gestion de la métapopulation du loup sur le territoire national. La capture est donc à la fois un outil de communication et le cadre de la communication homme-loup, elle induit la nécessité de communiquer pour définir la souveraineté de l’homme sur le territoire, ces trois fonctions définissant l’idée de management à la fois biologique et politique du fait sauvage. Pour exemple de ce recoupement du biologique et du politique, dans la définition de la taille moyenne d’un territoire de prédateur fondée sur le principe d’une interaction contrôlée entre activité humaine et comportement du prédateur sauvage, on citera le cas du lynx dont le territoire est décrit/défini de 1000 km/carré en Scandinavie pour un petit 50 km/carré en Suisse, avec la même qualité et la même quantité de ressources alimentaires.
Les effets, en règle générale, d’un loup capturé sur une scène d’attaque d’un troupeau sont à deux niveaux : la terreur pour le loup qui a attaqué et s’est fait prendre et l’angoisse pour tous les loups de la meute – la communication olfactive très développée fait que les autres individus n’ont même pas besoin d’être spectateurs directs de la scène pour la comprendre, l’animal capturé laissant de multiples traces de son stress (urine par exemple). Donc, dans l’anticipation de la gestion d’une population sur un vaste territoire, la capture en zone d’attaque sur troupeau, qui est le paradigme d’un dispositif à la fois monitoring (biologique) et management (politique), permet de tracer les dynamiques de population par la production d’« informateurs » qui nous livrent des données de biologie de base (qui est tel loup ? où vit-t-il et avec qui ?) et de « formateurs » qui vont produire un comportement moins agressifs de leurs congénères sur les troupeaux domestiques, en leur apprenant une nouvelle manière de cohabiter avec les acteurs et fonctions de l’activité pastorale.
Au niveau du management, on doit intervenir chaque fois que le phénomène loup affleure au niveau du monde humain : la gestion du prédateur suppose qu’on accepte d’être en relation avec lui, sa proximité nous contraignant d’accepter sa capacité à être présent partout, sans qu’on puisse le voir ou même le décrire. Il s’agit donc de protéger le territoire occupé par l’humain et de le signifier au loup, selon la logique de domination du territoire qui est celle de l’animal lui-même.
Mais cette façon de détourner le prédateur des troupeaux domestiques, pour le renvoyer vers les proies sauvages, n’a de sens et n’est donc opératoire qu’à la condition absolument nécessaire qu’il y ait suffisamment de proies sauvages, et donc suffisamment de territoires de chasse qui lui soient dédiés41. On retrouve ici la problématique fondamentale d’une réflexion sur l’usage des territoires, sur la finalité des rapports qui composent notre façon de les habiter et sur les principes de leur partage (dialectique de l’appropriation et de l’appartenance). Problématique totalisante, car elle est à la fois politique, écologique, agricole, cynégétique, etc., et tout autant scientifique que philosophique. Ce qui suppose donc, pour la penser, de mettre en place des pratiques multidisciplinaires, sans qu’une discipline, telle ou telle science biologique, éthologique, écologique, sociologique, etc., ne s’arroge le monopole d’une quelconque vérité ni ne prétende à fournir un paradigme exclusif. Le type de connaissance mis en œuvre dans une pratique collective de production du savoir peut trouver son régime propre dans la formule programmatique d’Aldo Léopold : savoir « penser comme une montagne ».

« Penser comme une montagne »

« C’est peut-être cela, l’idée contenue dans la proposition de Thoreau : le salut du monde passe par l’état sauvage. C’est peut-être cela le sens caché du hurlement du loup, bien connu des montagnes, mais rarement perçu par les humains. », dans la deuxième partie de son Almanach d’un comté des sables (édition posthume de 1949)42, considéré comme un des textes fondateurs de la pensée écologique, Aldo Léopold décrit les conséquences de l’extermination des loups en notant que « le vacher qui débarrasse son pacage des loups ne se rend pas compte qu’il prend sur lui le travail du loup qui consiste à équilibrer le troupeau en fonction de cette montagne particulière ». Les conséquences de l’éradication du prédateur s’enchaînent mécaniquement de la surpopulation des cervidés à la destruction de la flore, une montagne mise à mal par l’excès de cerfs ayant besoin d’au moins deux ou trois décennies pour se reconstituer. Ce que le vacher n’a donc pas compris, c’est le principe d’équivalence entre la manière qu’un troupeau de cerfs a de vivre dans la crainte mortelle des loups, et celle de la montagne de vivre dans la crainte mortelle de ses cerfs, il n’a pas appris à penser comme une montagne. « Seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter objectivement le hurlement du loup », on ne peut ignorer pourtant la présence du loup, on la sent partout même si on ne le voit jamais, dit Léopold, elle se donne sur un mode qui relève de l’approche herméneutique dont nous avons parlé, « sous-entendue par mille petits incidents » comme le hennissement nocturne d’un cheval de bât, un éboulis de pierres, un cerf qui s’enfuie en bondissant, la disposition des ombres sous les épicéas, « seul un irréductible novice peut ne pas sentir la présence ou l’absence des loups, ou le fait que les montagnes ont une opinion secrète à leur sujet ».

Qu’il soit donc question, pour sortir de notre noviciat, de savoir ne plus penser comme un homme, mais d’apprendre à penser comme une montagne, nous incite à ne pas en rester au niveau du romantisme naturaliste, exprimé dans la référence à Thoreau. La puissance poétique des métaphores, propres à l’empathie profonde de l’auteur avec la nature, incline à toutes les postures New Age, qui font d’Aldo Léopold l’usage confus dans lequel J. Baird Callicot repère les présupposés de ce qu’il analyse sous le terme d’« écofascisme »43. Mais il ne s’agit pas non plus des grilles d’explication relevant de l’anthropologie culturelle (chamanisme, etc.), sans pour autant remettre en question leur validité. Il va de soi (en tout cas pour tout esprit formé, et conformé par les procédures mentales propres à la pensée rationaliste) qu’une montagne ne pense pas, et qu’elle n’a pas d’opinions, mais on sait aussi qu’Aldo Léopold n’était pas un doux illuminé. Il faut donc l’écouter pour ce qu’il était : formé à l’École forestière de Yale, le premier institut américain d’enseignement supérieur de la foresterie, responsable à l’Office américain des forêts, directeur associé du Laboratoire américain des Produits forestiers (à l’époque, le principal institut de recherche de l’Office des forêts), et enfin, titulaire de 1933 à sa mort, de la nouvelle chaire de Gestion du gibier de l’université du Wisconsin. Une liste de titres, aussi imposante soit-elle, et pas plus qu’une longue bibliographie, ne suffit à garantir la validité d’une pensée, et encore moins sa valeur heuristique. En déclinant la biographie intellectuelle d’Aldo Léopold, nous cherchons simplement à apercevoir (aperception) le déplacement de perspective, mais qui conserve un regard informé par la science, dont il donne lui-même la formule en disant, à propos des « chandelles », les longs bourgeons printaniers de certains conifères qu’il retrouve dans l’herbe sans avoir jamais vu un oiseau les briser : « C’est une leçon de choses ; il ne faut jamais douter de l’invisible. » Derrière l’accent bachelardien de la formule, nous entendons comment nous devons changer le regard que nous portons sur la nature, comment c’est notre perception même de la nature que nous avons à redisposer. « Le retour à la nature n’est pas la nature même mais la manière dont nous y réagissons », la proposition relève de l’esprit dans lequel Bachelard a repris, en la rematérialisant, la méthode phénoménologique pour en faire l’instrument d’un nouvel engagement rationaliste de la pensée. Nous avons à changer non pas la qualité de ce que nous voyons, mais la qualité de notre regard intérieur : « faire éclore la réceptivité dans des cerveaux humains qui ne le sont pas encore », la réceptivité comme gradient de notre compréhension proprement humaine du monde.

La notion d’une « éthique de la terre » est éminemment discutable comme a su le montrer Callicott, qui définit très bien, par ailleurs, l’enjeu comme les termes philosophiques de cette discussion. Elle reste entachée d’un idéalisme naturaliste confondant, tant qu’on la conçoit comme une formule spiritualiste hypostasiant l’idée et l’expérience de la nature. Mais si on l’utilise comme un outil critique qui nous permet, par exemple, et c’est ce que nous avons essayé de faire avec le loup, de trouver auprès des populations animales des modes d’expérience du monde naturel aptes à nous fournir des éléments méthodologiques pour résoudre nos propres problèmes « car notre faune ne nous a pas simplement nourris mais elle a façonné notre culture », alors elle prend toute sa dimension proprement épistémologique et politique.
Que la terre, et tout ce qu’elle porte soit considérée du seul point-de-vue économique, comme l’objet d’une appropriation universelle, a trouvé son achèvement dans la forme néo-libérale du système capitaliste. Nous abusons de la terre parce que nous la considérons comme une commodité qui nous appartient, reproche Aldo Léopold, mais « si nous la considérons au contraire comme une communauté à laquelle nous appartenons, nous pouvons commencer à l’utiliser avec amour et respect. Il n’y a pas d’autre moyen si nous voulons que la terre survive à l’impact de l’homme mécanisé, et si nous voulons engranger la moisson esthétique qu’elle est capable d’offrir à la culture. » Opposer sous la forme d’une simple antithèse une logique de l’appartenance à celle, même désastreuse, de l’appropriation, nous laisserait dans l’incantation, ou pire dans la lamentation. Mais nous pouvons prendre l’idée d’une « moisson esthétique » (beauté et sensibilité) comme concept régulateur d’une politique qui serait pensée et agit en vue de l’urgence écologique, et dont le premier principe serait, dans les termes d’Aldo Léopold : « L’éthique de la terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux, ou, collectivement, la terre. »

Une nouvelle problématique des usages du territoire

« L’homme a une histoire parce qu’il transforme la nature. Et c’est même la nature propre de l’homme que d’avoir cette capacité. L’idée est que, de toutes les forces qui mettent l’homme en mouvement et lui font inventer de nouvelles formes de société, la plus profonde est sa capacité de transformer ses relations avec la nature en transformant la nature elle-même. Et c’est cette même capacité qui lui donne les moyens matériels de stabiliser ce mouvement, de le fixer pour une époque plus ou moins longue dans une nouvelle forme de société, de développer et d’étendre bien au-delà de leurs lieux de naissance certaines des formes nouvelles de vie sociale qu’il a inventées. »44

L’étude des bases matérielles des sociétés amène Godelier à réinterpréter les cultures humaines en les envisageant comme « des progrès spécifiques d’adaptation à des environnements déterminés ». Chaque société est analysée comme une totalité mais considérée comme un sous-système d’une totalité plus vaste, « un écosystème particulier au sein duquel populations humaines, animales et végétales coexistent dans un système d’interrelations biologiques et énergétiques »45. Le stade actuel du développement des sociétés modernes, considérées dans leur usage de la nature, est essentiellement caractérisé par un système agricole de monoculture intensive. Ce système, à la fois économique et idéologique, comme on a pu le voir dans le modèle de la high farming discuté par Liebig, produit un type nouveau d’installation et de répartition des espèces et induit donc un système inédit de cohabitation territoriale avec le vivant (nous entendons le « vivant » au sens large du terme incluant les trois stades d’organisation de la matière : minéral, végétal, animal). Cohabiter, c’est-à-dire, partager ces nouveaux usages du territoire – aussi bien à la ville qu’à la campagne d’ailleurs46.
Les cinq espèces, lynx, loup, ours, cormoran, goéland argenté, qui font l’objet d’un traitement réglementaire spécifique par les pouvoirs publics (au niveau national comme à celui de la Commission Européenne) apparaissent comme un produit paradoxal de la politique de protection des espèces, en ce qu’elles nécessitent des mesures de protection qui doivent nécessairement s’accompagner de procédures de limitation dans les usages territoriaux. Chacune de ces espèces produit une problématique économique propre à sa façon d’occuper et d’exploiter les ressources d’un territoire donné : la protection du lynx, de l’ours et du loup rentre directement en conflit avec les usages en cours de l’économie pastorale (estive), rurale (forêt, chasse, cueillette) et touristique, de la même manière que la protection du cormoran et du goëland argenté produit de véritables conflits d’intérêt avec l’industrie piscicole en eau douce et en milieu maritime, et des problèmes de cohabitation en milieu urbain avec l’apparition de nouveaux types de nuisance.
Nous faisons donc l’hypothèse que ce retour à une cohabitation contrainte avec le sauvage doit être pensé comme un paradoxe de la modernité, une situation absolument inédite qui fait que les schémas de relation avec le sauvage ne peuvent plus être définis comme une simple réactualisation de situations passées47, ne serait-ce que dans la mesure où ce que nous entendons par la Nature est le produit des milliers d’années de façonnement des paysages par les modes d’usages de la Terre propres aux sociétés humaines. L’homme, en quelques dix mille ans, a modifié radicalement la structure et le fonctionnement des écosystèmes qui composent l’écoumène. Savoir penser les enjeux du retour du sauvage est la condition nécessaire de la production d’une nouvelle matrice de l’ensemble des rapports entre tous les éléments qui composent le vivant. Dans une telle matrice, la distribution classique des oppositions binaires nature/culture, naturel/artificiel, rural/urbain, etc., doit être redéfinie dans un nouveau système d’organisation et de production du sens.
Un système dans lequel l’homme fait partie du territoire au même titre que les autres paramètres objectifs qui définissent celui-ci, faune et flore mais aussi climat, géologie, dimension biogéographique, etc. L’homme n’est plus « sujet » du territoire, il est un « objet » qui n’existe que par les interactions produites avec le territoire.

Le loup, comme les autres prédateurs, et comme le vivant en général, est, d’un point-de-vue anthropologique, un opérateur politique qui doit nous permettre de construire une nouvelle problématique des usages du territoire et de repenser sa finalité pour l’homme. L’élaboration de cette problématique, qui reste à faire, devra partir de trois hypothèses :

  • l’hypothèse d’une isomorphie entre la définition et les usages du territoire pour les sociétés humaines d’une part et pour les sociétés animales d’autre part.
  • l’hypothèse selon laquelle cette isomorphie a pour principe une variabilité des usages du territoire qui n’admet aucune hiérarchie implicite entre l’humain et l’animal.
  • L’hypothèse d’une nécessaire cohabitation avec le sauvage conçu comme lieu de l’autre, altérité acceptée sous toutes ses formes non seulement animales mais également humaines.

Dans la réflexion philosophique contemporaine sur la problématique du territoire, l’espace est pensé comme un instrument de sémiotisation qui opère dans le domaine des idéalités pour composer des systèmes de représentation aptes à s’inscrire dans la texture physique du monde naturel et social48. La notion d’hétérotopie chez Foucault, celle d’espace lisse chez Deleuze, ou encore celle de zone grise chez Agamben, « ces terrains incertains et sans nom, ces zones troubles d’indifférence »49, que savent habiter les loups, peuvent nous donner un cadre pour penser les orientations et les modalités d’une nouvelle politique en nous permettant de mieux comprendre les modes inédits de spatialisation du social et donc de localisation et de matérialisation des identités qui font toute la complexité de la réalité politique des sociétés contemporaines. A un moment où la politique rejoint dangereusement la vie dans l’extrême urgence écologique dont la biodiversité est un des enjeux majeurs.

Dans son Projet de paix perpétuelle, Kant parle du « droit à la surface », un droit qui appartient en commun à l’espèce humaine et selon lequel les hommes doivent, au sens d’un devoir moral, se supporter les uns à côté des autres, personne n’ayant originellement le droit de se trouver à un endroit plutôt qu’à un autre. De ce droit, il déduit les « conditions de l’hospitalité universelle ». L’hospitalité, la capacité reconnue à l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi, est un principe qui découle nécessairement du droit de « commune possession de la terre », sur laquelle, en tant que sphérique, souligne-t-il, les hommes ne peuvent se disperser à l’infini et doivent donc cohabiter et partager50.
On peut voir là une juridiction sous laquelle inscrire ce que nous pourrions imaginer et rechercher comme un droit essentiellement cosmopolite à la mise en commun, mais une juridiction qui légifèrerait pour tous les individus, au sens spinoziste du terme, qui sont comme autant de modes exprimant (Deleuze) la perfection de la vie, humains et animaux consacrés sous la même loi. Ce qui engage de fait notre capacité d’inventer de nouvelles « allures de vie ».

Liebig montre que rien ne pouvait modifier le déclin à moyen et long terme de la productivité des sols, et que si l’Angleterre a pu maintenir une agriculture capitaliste industrialisée c’est essentiellement parce qu’en plus des ossements européens elle a pillé les gisements de guano du Pérou : les importations anglaises passent de 1 700 tonnes en 1841 à 220 000 tonnes six ans après !, « Au cours des dix dernières années, les navires américains et anglais ont parcouru toutes les mers, et il n’y a pas d’îles, pas de côte, si petite soit-elle, qui leur ait échappé dans leur recherche de guano. »
J.J. Von Liebig, Lettres sur l’agriculture moderne, o. c. p. 165. Voir aussi la Neuvième Lettre : « C’est un fait démontré et incontestable que, sans remplacer les principes fixes enlevés dans la récolte, il est impossible de rendre à nos champs leur fertilité. Il résulte de là que l’effet du fumier ne provient pas de ses principes combustibles et que, s’il produit une action favorable sur une terre quelconque, ce n’est qu’à la condition de renfermer les substances fixes qu’il a enlevées à cette terre dans la récolte précédente, et qu’il doit lui restituer », p. 138.

Antoine Nochy et Jacques Deschamps, juillet 2012

Paru dans la revue numérique de philosophie, Astérion, du Centre d’étude en philosophie (Cerphi) de l’ENS.

1. Aldo Léopold, Almanach d’un comté des sables, Gf/Flammarion, 2000, p. 284.
2. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 2e édition, Paris, 1972, repris dans la coll. Quadrige, 2009. Canguilhem dit préférer cette expression à la notion classique de comportement, car « elle fait mieux sentir que la vie est polarité dynamique », p. 137.
3. « La physiologie c’est la science des fonctions et des allures de la vie, mais c’est la vie qui propose à l’exploration du physiologiste les allures dont il codifie les lois. La physiologie ne peut pas imposer à la vie les seules allures dont le mécanisme lui soit intelligible. Les maladies sont de nouvelles allures de la vie. », G. Canguilhem, o.c. p. 59.
4. Ibid., p. 129.
5. Ibid., p. 132.
6. Ibid., p. 153.

7. Sur cette problématique normalité/normativité, voir P. Macherey, De Canguilhem à Foucault, la force des normes, La Fabrique éditions, Paris, 2009, et plus précisément l’article. « Normes vitales et normes sociales dans l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique », p. 124 et suiv. Voir aussi A. Benmakhlouf, « Canguilhem, la capacité normative », dans Lectures de Canguilhem. Le normal et le pathologique, Feuillets, ENS Éditions, Lyon, 2000.
8. Haeckel donne la définition devenue classique de l’oekologie dans le second volume de Generelle Morphologie der Organismen : « Par oekologie nous entendons la totalité de la science des relations de l’organisme avec l’environnement, comprenant au sens large toutes les conditions d’existence. »
9. Parler de liens « ancestraux » ne renvoie pas à des périodes de l’histoire depuis longtemps révolues, mais à des processus qui se sont, au contraire, stabilisés à travers les siècles et sont restés actifs au moins jusqu’au début du 20e siècle. La Grande Guerre a joué le rôle d’accélérateur de la modernisation de « pays » dont la plus grande partie de la population vivait encore sous le régime des traditions paysannes qui ont perdurées, pour certaines, jusqu’au milieu du 20e siècle dans les provinces dites « reculées » et donc tardivement touchées par le « progrès ». Voir à ce propos l’ouvrage majeur d’Eugen Weber, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, 1870-1914, trad. fr., Fayard/Éditions Recherches, Paris, 1983. Nous verrons qu’il y a là un élément important pour comprendre les enjeux symboliques du retour du loup, qui se produit d’abord dans ces régions restées plus longtemps que les autres à l’écart de la « modernité ».

10. Il n’y a pas de traduction française disponible de la Chimie organique appliquée à l’agriculture et à la physiologie, désignée depuis par Chimie agricole, mais des passages traduits dans l’ouvrage précieux de J. Bellamy Foster, Marx écologiste, trad. fr., Éditions Amsterdam, Paris, 2011, qui donne les nombreuses références de Marx à Liebig dans le livre III du Capital, et dont nous suivons les analyses. Ce sont certains de ces passages que nous citons ici, sauf lorsqu’il s’agit des Lettres sur l’agriculture moderne, dont une trad. française, qui existe en reprint, a paru en 1862 à Paris chez Émile Tarlier Éditeur, et que nous citerons directement. On trouve aussi une analyse de certains thèmes de la Chimie agricole dans Karl Kautsky, La question agraire. Étude sur les tendances de l’agriculture moderne, Bibliothèque socialiste internationale II, éditions V. Giard § E. Brière, Paris, 1900, réédition en fac-similé chez Maspéro, 1970, voir p. 73 et suiv.
11. Le concept physiologique de métabolisme désigne l’ensemble des réactions de synthèse, génératrices de matériaux (anabolisme), et de dégradation, génératrices d’énergie (catabolisme), qui s’effectuent au sein de la matière vivante à partir des constituants chimiques fournis à l’organisme par l’alimentation et sous l’action de catalyseurs spécifiques. Le métabolisme intermédaire correspond plus précisément à l’ensemble des réactions qui assurent la jonction entre les mécanismes de synthèse et les mécanismes de dégradation. L’usage de la notion de métabolisme par Marx se situerait plutôt dans l’esprit de cette dernière acception.
12. Engels exprime, dans la Dialectique de la nature, son « mépris radical pour l’exaltation idéaliste de l’homme comme supérieur aux animaux ».
13. A l’exemple du problème de l’alimentation en eau potable des grandes villes, rendue critique par la pollution massive des fleuves et des rivières empoisonnés par les déchets humains dont la quantité explose à partir des années 30, c’est le cas de Londres, et, à une moindre échelle, de Paris.

14. Marx revient à plusieurs reprises, dans les livres I et II du Capital, sur les « effets dévastateurs de la déforestation » dans laquelle il voit le résultat à long terme d’une relation d’exploitation à la nature que le capitalisme, dans le développement de l’agriculture industrielle, porte à sa dernière extrémité. A propos de la Grande-Bretagne, il note que « il n’y a plus à proprement parler de forêts en Angleterre », et que « le gibier élevé dans les parcs des grands est un bétail domestique constitutionnel gras comme les bourgeois de Londres » ; en Écosse, « les mal nommées forêts de gibier créées pour le bénéfice des chasseurs (et au frais des travailleurs des campagnes) sont pleines de cerfs mais dépourvues d’arbres. »
15. Dès les années 1830, on assiste à une augmentation phénoménale de la demande d’engrais : le coût des importations d’ossements en Grande-Bretagne passe de 15 000 £ en 1823 à 255 000 £ en 1837 ; la première tonne de guano est débarquée à Liverpoo1 en 1835, 1700 tonnes en 1840 et 220 000 tonnes en 1847 (chiffres cités par J. B. Foster). C’est dans la même période que la Grande-Bretagne missionne des intermédiaires qui sillonnent l’Europe pour acheter les ossements des champs de bataille napoléoniens, ou ceux des catacombes chrétiennes, dans une quête désespérée d’engrais à répandre sur les champs dont une partie de plus en plus importante devient inculte et donc impropre à toute forme d’agriculture, même la plus rudimentaire (les engrais azotés de synthèse ne seront mis au point qu’au début du 20e siècle).

16. Liebig montre que rien ne pouvait modifier le déclin à moyen et long terme de la productivité des sols, et que si l’Angleterre a pu maintenir une agriculture capitaliste industrialisée c’est essentiellement parce qu’en plus des ossements européens elle a pillé les gisements de guano du Pérou : les importations anglaises passent de 1 700 tonnes en 1841 à 220 000 tonnes six ans après !, « Au cours des dix dernières années, les navires américains et anglais ont parcouru toutes les mers, et il n’y a pas d’îles, pas de côte, si petite soit-elle, qui leur ait échappé dans leur recherche de guano. »
17. J.J. Von Liebig, Lettres sur l’agriculture moderne, o. c. p. 165. Voir aussi la Neuvième Lettre : « C’est un fait démontré et incontestable que, sans remplacer les principes fixes enlevés dans la récolte, il est impossible de rendre à nos champs leur fertilité. Il résulte de là que l’effet du fumier ne provient pas de ses principes combustibles et que, s’il produit une action favorable sur une terre quelconque, ce n’est qu’à la condition de renfermer les substances fixes qu’il a enlevées à cette terre dans la récolte précédente, et qu’il doit lui restituer », p. 138.

18. C’est dans cette perspective que Marx peut définir le communisme, comme un « naturalisme achevé », un naturalisme qu’il faut entendre d’abord comme la finalité du mouvement par lequel l’homme retrouve sa propre nature d’homme (« humanisme achevé »), mais aussi comme la « vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature » (troisième Manuscrit, « Propriété privée et communisme »).
19. J.J. Von Liebig, Lettres sur l’agriculture…, o. c., p. 134.
20. F. Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique [1843], trad. fr., Éditions Allia, 1998, p. 33.

21. Régis Boyer, Les vikings. Histoire, mythe, dictionnaire, Bouquins/Robert Laffont, 2008, p. 446.
22. Sur la très longue histoire de la lutte contre le loup, qui a servi de véritable « baromètre du progrès de la civilisation », voir J. -M. Moriceau, L’homme contre le loup. Une guerre de deux mille ans, Fayard, 2011, et Repenser le sauvage grâce au retour du loup. Les sciences humaines interpellées, (dir., avec Ph. Madeline), Caen, Presses universitaires, 2010, dont plusieurs contributions recoupent de façon instructive la problématique dont nous débattons ici. Cette lutte immémoriale n’est pas une spécificité française, elle s’est exportée sur le Nouveau Continent avec les premiers pionniers, mais en prenant une forme proprement anglo-saxonne/protestante, voir Bruce Babbitt, War against wolf. America’s campaign to exterminate the Wolf, 1630-1995, Voyageur Press, Stillwater, MN, U.S.A., 1995.

23. Jean Delumeau, Le Péché et la peur. La culpabilisation en Occident, 13e-18e siècles, Fayard, 1983, chap. 7, « Le territoire du confesseur ». Sur ce rapport symbolique entre le loup et la voracité, on peut se rappeler que les cévenoles qualifiaient encore la célèbre et terrifiante Bête du Gévaudan (un loup de très grande taille particulièrement sanguinaire), de « bête qui mange le monde ».
24. Voir une illustration fascinante de cette dialectique homme-loup dans le roman chinois de Jian Rong, Le Totem du loup [2004], trad. fr., Bourin Éditeur/Le Livre de Poche, 2007.

25. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 396.
26. G. Deleuze, ibid., p. 162.
27. G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, 1975, p. 64. Sur l’animal comme puissance de déterritorialisation, voir le commentaire éclairant d’Anne Sauvagnargues dans « Deleuze. De l’animal à l’art », in La philosophie de Deleuze, (coll.), PUF, 2004.
28. L’Abécédaire de Gilles Deleuze, Claire Parnet, prod. et P.-A. Boutang, réalisation, 3 DVD, Paris, Editions Montparnasse, 2004.
29. Augustin Berque, Écoumène, Belin, Paris, 2000.
30. Sur la fonction régulatrice de la relation proie-prédateur, voir Michel Lamy, La Diversité du vivant, éd. Le Pommier, 1999, chapitre III. L’auteur donne l’exemple des rapaces qui pondent davantage quand abondent au sol les microrongeurs par suite d’une récolte en grains supérieure à la moyenne.

31. Ch. Lévêque et J. C. Mounolou, Biodiversité. Dynamique biologique et conservation, Dunod, 2ème éd., 2008, p. 61.
32. Ch. Lévêque et J. C. Mounolou, ibid., p. 62.
33. A. Badiou et E. Roudinesco, Lacan, passé, présent. Dialogue, Seuil, 2012.
34. Comprendre comment se forme cet horizon de compréhension reste donc un problème fondamental en théorie de la connaissance, mais qu’il n’y a pas lieu de le développer ici. Nous nous contenterons donc de renvoyer aux analyses décisives de Sylvain Auroux sur cette question, dans La question de l’origine des langues, suivi de L’historicité des sciences, PUF, 2007, et notamment, en II, 6, à la notion d’« horizon de rétrospection ».

35. Sur l’idée d’animalité chez Spinoza, nous reprenons ces éléments d’analyse dans Laurent Bove, « « Bêtes ou automates ». La différence anthropologique dans la politique spinoziste », in Spinoza aujourd’hui, P. F. Moreau (dir.), PUPS, 2009.
36. Des chiens spécialisés sur une odeur, la « créance » en langage cynégétique. On remarquera, à ce propos, que les chiens Patou, fournis par les pouvoirs publics pour la protection des troupeaux, restent des chiens trop « généralistes », avec donc un comportement trop erratique, et souvent dangereux, on l’a signalé, pour les randonneurs.
37. Libération, Le Mag, « La part du loup », 19-20 nov. 2011, p. XI.
38. Les techniques de capture que nous décrivons ici sont celles qui ont été mises au point et utilisées avec succès depuis de nombreuses années par l’équipe grands prédateurs du Yellowstone, voir l’ouvrage incontournable du chef trappeur de l’équipe, Carter Niemeyer, Wolfer, Bottlefly Press, Boise, Idaho, 2010

39. La capture s’opère avec des pièges à mâchoires en plastique (easygrap), dissimulés sans être fixés, et placés de telle manière que le loup est attrapé par le bout des doigts (toujours à l’avant) selon une pression constante. L’animal marche avec le piège au pied et une chaîne de deux ou trois mètres équipée d’un grappin, il s’agit non pas de le bloquer ou de le ralentir (ce qui peut se produire, mais n’est pas l’effet recherché), mais qu’il laisse des traces qu’on puisse suivre pour arriver à l’attraper au lasso. L’animal capturé sera équipé en monitoring afin de pouvoir étudier ses déplacements, il fera l’objet de prélèvements de suivi et d’analyses génétiques, et sera photographié pour qu’on puisse identifier l’individu lors des prochaines observations à la jumelle.
40. Voir dans l’ouvrage de référence de Douglas W. Smith (le biologiste en charge du programme de réintroduction du loup dans le Yellowstone National Park) et Gary Ferguson, Decade of the wolf. Returning the wild to Yellowstone, The Lyons Press, Guilford, Connecticut, 2006, le comportement analysé sur plusieurs années des deux meutes « Leopold Pack » et « Druide Peak Pack », chap. 2, 3, 4.
41. On trouvera dans Georges Catlin, Les Indiens d’Amérique du Nord [1844], trad. fr., Albin Michel, 1992, p. 287 sq, une description frappante de la biocénose chasseurs indiens/ loups/bisons sur le biotope particulier des pâturages de la Grande Prairie. Catlin, dans un simple souci de témoignage, met en évidence le caractère paradoxal d’un équilibre métabolique dont la fragilité conditionne la pérennité même. Une pérennité vérifiée dans le temps long de la civilisation indienne, dont on connaît l’ancienneté, mais qui sera détruite en quelques décennies ( !) par les colons blancs et l’armée américaine.
42. Toutes les citations reprises dans cette partie de notre article le sont dans la traduction française de l’Almanach d’un comté des sables chez Gf-Flammarion, 2000.
43. J. Baird Callicott, qui a été directeur du département de philosophie de l’université North Texas a donné, dans une série d’articles, une forme philosophique systématique aux principes de l’éthique de la terre formulés par Aldo Léopold dans les années 1940. Ces articles (1981-2001) sont compilés dans une édition en traduction française sous le titre Éthique de la terre, Éditions Wildproject/domaine sauvage, 2010, avec une Postface de Philippe Descola ; voir plus particulièrement les articles « Fondations de l’éthique de la terre », « Les implications métaphysiques de l’écologie » et «Le problème de l’écofascisme».
44. Maurice Godelier, L’idéel et le matériel [1984], édition Champs/Flammarion, Paris, 2010, p. 10.
45. Ibid., p. 57. Godelier retrouve ici, même s’il les nuance, les thèses du courant d’« écologie culturelle », ou « écologie humaine » développées aux États-Unis dans les années 1950, en réaction à l’anthropologie culturelle anglo-saxonne (M. Mead, Malinowski, etc.), voir l’ouvrage référence de J. H. Steward, Evolution and Ecology. Essay on Social Transformation, Chicago-London, University of Illinois Press, 1955. Les travaux d’« écologie culturelle » sont connus en France par la traduction des ouvrages principaux de Marshall Sahlins (Âge de pierre, âge d’abondance pour le plus connu).

46. Pour exemple d’un retour massif d’espèces animales et végétales dans les zones urbaines, rappelons que les bois, jardins et parcs de Paris abritent aujourd’hui 1 670 espèces animales et 1 082 espèces végétales sauvages, que la Seine et ses canaux qui ne comptaient dans les années 1970 qu’une demi-douzaine de poissons d’eau douce en compte aujourd’hui plus d’une trentaine, et, enfin, que les 300 ruches parisiennes abritent 12 millions d’abeilles domestiquées.
47. Il est inutile ici de revenir sur l’inanité du thème d’un retour à l’« état de nature » dont on sait qu’il est une production conceptuelle de la pensée politique classique, Rousseau ayant bien montré en quoi la transformation des hommes et des sociétés entraînée par la socialisation rendait impossible tout retour en arrière, à l’état de nature comme à cet état d’équilibre parfait entre les petites communautés humaines primitives et leur milieu naturel, incarné par la fiction d’un Âge d’or qui continue pourtant de hanter les formes tardives du communautarisme naturaliste.
48. Voir sur ce thème l’article très éclairant de Christine Chivallon, « Black Atlantic revisited. Une relecture de Paul Gilroy pour quelques prolongements vers le jazz. », dans L’Homme¸ 187-188, juillet/décembre 2008, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2008, p. 347-369.
49. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. fr. M. Raiola, Seuil, 1997, p. 201.
50. Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. fr., Vrin, Paris 1947.


Pour une acceptabilité sociale de la vie avec les grands prédateurs.

JJB et AN, 2/10/2018, © Association Houmbaba.

Cessons cette manière de faire de l’écologie…  qui ne produit que du conflit !

Cohabiter avec de grands prédateurs dans une société moderne ne s’improvise pas et ne se décrète pas. L’idéologie écologique qui accompagne la réintroduction de grands animaux depuis 40 ans en France ne fonctionne plus. Les gens n’acceptent plus qu’on leur impose de vivre avec des animaux potentiellement dangereux, en étant incapable de mettre en concordance le discours et la réalité de la vie avec, là où ça se passe. Si l’on n’est pas dans l’exigence de la réussite, c’est-à-dire si l’on ne dispose pas des connaissances, des savoirs et des techniques permettant de le faire, cela ne peut conduire qu’au discrédit et à la ruine du discours de l’écologie politique et de l’action publique.

Ainsi, engager la réintroduction de deux ourses dans les Pyrénées, dans les conditions et le calendrier prévus, relève d’une incompétence « crasse »: politique, scientifique, écologique, technique et éthique. Mais c’est d’abord faire bien peu de cas du bien-être animal, que d’envisager de délocaliser avec cette brutalité et à cette saison, ces deux femelles d’origine slovène, sans période d’acclimatation, en prenant le risque de les placer de fait en territoire non seulement étranger mais « hostile » (comme en 2006), à une période critique de leur cycle annuel, la préparation de l’hibernation. Selon les mêmes protocoles indigents que ceux engagés depuis 1996 dans les Pyrénées, sans avoir rien appris des expériences précédentes. Ainsi engagée, cette réintroduction ne peut que produire incompréhension, désarroi, colère et participer d’un climat de violence sociale, devenu aujourd’hui insupportable. C’est assez de devoir vivre dans une société en conflit permanent, chaque jour un peu plus les uns contre les autres, pour ou contre la souffrance des éleveurs, en guerre contre la nature, l’ours ou le loup… contre elle-même, l’autre ou le musulman.

Cohabiter, vivre avec un grand prédateur, c’est l’amener à respecter des limites dans sa relation avec les humains, en fonction des situations, posées en terme d’interaction, de territoire et de comportement. Et cela en permanence. C’est pourquoi les humains se doivent toujours d’intervenir immédiatement pour influencer le comportement d’animaux porteurs de dangerosité potentielle, de peur et d’intranquillité permanente, dès qu’ils interagissent avec les humains si l’on doit cohabiter avec eux. Et éviter que des conflits épisodiques ne deviennent chroniques.

En effet, il ne s’agit pas de réintroduire quelques individus d’une espèce protégée de grands animaux, pour faire joli sur la photo, mais parce que c’est bon : bon pour l’animal, l’espèce, l’écosystème, le territoire, l’eau, les sols, la forêt, les usages, l’économie des régions concernées, et bon pour la société tout entière. C’est la fonction écologique qui est déterminante ici. Le prédateur a pour fonction de produire de la qualité et de la résilience dans le monde vivant. « Il faut sauver les vieux arbres et les grands carnivores ». C’était déjà le message de deux études internationales parues en 2014 sur le rôle irremplaçable des plus grands prédateurs et le rôle climatique des « grands de la forêt». Cela suppose donc, de se placer dans l’exigence d’une politique de l’innovation, plaçant la biologie et la qualité des relations entre vivants humains et non humains au cœur du projet, avec la volonté, l’obligation et la joie de la réussite.

Et cette réussite n’est possible que si l’on dispose du « corpus technique », des savoirs -et donc de la science- pour la mener à bien, et non d’une idéologie écologique moralisatrice et malsaine, se résumant le plus souvent à une injonction morbide, sans science ni conscience. Car cela signifie que l’objectif de ces politiques environnementales, c’est bien de vivre avec des populations viables -1000, 2500, 5000 individus ou plus ?- toutefois sans jamais avoir pris le soin d’en débattre ni de demander à la société avec quelle population de ces grands animaux il était possible de vivre ? Si la société était prête à le faire, ni à quelles conditions ? On ne parle pas ici uniquement de la société urbaine généralement acquise, mais des communautés locales qui auront à cohabiter durablement avec, et non à vivre à côté. Il est inconcevable de prétendre vivre séparé de la réalité du monde vivant, à côté de grands animaux (ou des virus…), c’est impossible en effet. Comme les humains, ils sont mobiles eux aussi, et choisiront pour s’installer les endroits où ils se sentiront le mieux ! Il nous faut donc impérativement et préalablement avoir appris à le faire. Ce qui n’est toujours pas le cas aujourd’hui. Car ces savoirs ont été perdus. Et la place des grands prédateurs n’est certainement pas dans la bergerie !
Alors, réintroduire des ours dans les Pyrénées, les Alpes ou le Massif central ? Oui, mais pas comme ça! En s’inspirant de la grande tradition française des « coureurs de bois », de Gaston Phébus à François 1er, selon un nouvel « art de vie » -et une économie- à ré-inventer ensemble au cœur des « terroirs sauvages », en déployant un « corpus technique à la française » et avec un préalable : restaurer la confiance des éleveurs dans la capacité des autorités à les protéger des animaux -et des individus précisément- qui gênent la société quand ils choisissent d’entrer en conflits avec elle. Réintroduire de grands animaux est toujours une aventure qu’il doit être possible d’interrompre, si cela ne se passe pas comme prévu. Toutefois pour les populations concernées, la réintroduction revêt avant tout une dimension socio-politique et identitaire, ce qui ne la rend possible qu’au terme d’un processus politique, juridique, social, scientifique et technique exemplaire. C’est à cette réalité qu’il convient de s’attacher collectivement pour la réussir.

Interview Antoine Nochy, Libération

Par Catherine Calvet — 17 août 2018

« Pour le loup, c’est l’éleveur qui vit sur son territoire et non l’inverse »

Selon Antoine Nochy, chasseur, éleveur et pisteur, le loup est un prédateur supérieur, doté d’une grande faculté d’adaptation, comparable à l’homme.

Antoine Nochy vit dans les Cévennes, il est éleveur, chasseur et surtout pisteur. Il raconte son expérience dans plusieurs pays d’Europe et aux Etats-Unis dans la Bête qui mangeait le monde (1). Et il propose des «pistes» pour une coexistence entre les deux prédateurs supérieurs que sont le loup et l’homme.

Libération: Le débat sur les loups en France est tendu…

Antoine Nochy : Le débat est surtout incomplet, il manque un personnage crucial : le loup. Il y a une méconnaissance à son sujet. La transmission des savoirs s’est interrompue à un moment donné. On s’est coupé de l’expérience des anciens. Les traces d’une présence passée du loup sont pourtant partout. Mais elles n’ont plus de sens pour les contemporains. Le loup est inscrit dans nos cadastres : c’est ce qu’on appelle les loubières, c’était à la fois la tanière du loup et, par extension, les lieux où ils évoluaient. La toponymie nous indique clairement où étaient les loups : La Colle-sur-Loup, Louvières… Le loup a un territoire très étendu : près de 200 kilomètres carrés. Et il n’y a qu’une seule meute de loups par territoire. Si on ne peut plus les éradiquer, le plus simple est d’essayer de circonscrire des endroits réservés. Et surtout, nous devrions tous échanger les informations sur la présence du loup, sur son observation. Les éleveurs comme les écologistes, mais aussi les pouvoirs publics. Le loup est imprévisible et insaisissable : la plupart des meutes sont sédentaires, mais certaines sont nomades. Même les meutes sédentaires ne cessent de se déplacer sur le territoire qui est le leur. C’est un prédateur supérieur, comme l’homme, il s’adapte constamment. Je le définirais comme un animal social, voyageur et tueur.

L : Vous comparez souvent le loup à l’homme…

AN : Certaines thèses anthropologiques parlent d’ailleurs du loup comme un singe-homme. Hommes et loups ont une dynamique collective et prédatrice. Le loup a toutes les caractéristiques du prédateur supérieur, comme les requins, les ours ou les lions, il n’est pas spécialisé sur une proie et il va réguler lui-même sa population. C’est ainsi qu’il vit dans une double agressivité : face à ses congénères, et face à l’homme qui est un concurrent. La guerre entre l’homme et le loup est très ancienne.

L : Vous côtoyez vous-même le loup dans les Cévennes…

AN : Je vis à côté d’une meute de cinq loups, elle s’est probablement constituée en 2003 ou 2004. Mais les premiers problèmes ne sont arrivés qu’en novembre 2016. Avant ? Ils nous observaient. Il y a peu, dans mon village, une vieille vache a été attaquée juste après avoir vêlé. Il savait que cette vache n’était plus en état de se défendre. Il l’a choisie parmi un troupeau de dix-sept. Et il l’a préférée à des agneaux qui étaient gardés par plusieurs chiens et un berger. Une fois qu’ils ont commencé à attaquer et que cela a marché, ils ne cessent jamais. Pour le loup, c’est l’éleveur qui vit sur son territoire, pas l’inverse. On se focalise souvent sur une fragilité du loup, on veut le protéger, lutter contre sa disparition, sans prendre en compte son immense adaptabilité.

L : Quand le loup attaque-t-il les élevages ?

AN : Le loup préfère manger des animaux sauvages. Quand il attaque ou quand il «sort du bois», c’est souvent le résultat de mois ou même d’années d’observation. Mais comme nous avons perdu notre culture lupine, nous ignorons que lorsque le loup s’attaque aux troupeaux, c’est qu’il n’y a plus rien à manger, plus de gibier. Or, c’est aussi de mauvais augure pour l’homme. Dans le passé, c’était le début de la pauvreté, voire des disettes. C’est dans ce contexte qu’il attaquait le bétail, mais aussi les humains affaiblis. Nous avons suivi un modèle de régulation suédois qui préconise la chasse quand le loup attaque. Mais il faut intervenir avant. Il y a parfois une dizaine d’années entre l’arrivée du loup et les premières attaques. Et quand il attaque, il est déjà trop tard. Surtout, l’élevage intensif extensif, un maximum de bêtes pour un minimum de présence humaine, favorise les attaques de loups. Or, les bergers sont le seul rempart entre les loups et les moutons. Mais les éleveurs ont des problèmes économiques bien plus importants que les loups : la plupart des élevages ne dégagent que 300 euros de bénéfices par an…

L : Vous êtes aussi pisteur aux Etats-Unis ?

AN : Le travail de pisteur est ce qui m’intéresse le plus. Les Américains attrapent jusqu’à 150 loups par an. C’est très utile, un loup capturé n’attaquera plus jamais les troupeaux. Et sa meute va fonctionner de façon analogue une fois qu’il la rejoint, donc le gain est double. Je recommande l’usage de la capture depuis 2004. Ne laissons pas les éleveurs seuls. L’Etat leur doit au moins la protection. Le loup est un marqueur du sauvage dans des milieux où il n’y a plus de sauvage.

(1) Ed. Arthaud, mars 2018.

https://www.liberation.fr/france/2018/08/17/antoine-nochy-pour-le-loup-c-est-l-eleveur-qui-vit-sur-son-territoire-et-non-l-inverse_1673234

Nouveautés

Lobos ibericos, anatomia, ecologia y conservacion (vol.1), 531 p. ; et Lobos ibericos, indicios de presencia (vol. 2), 186 p. 55 €.
De Angel Iglesias Izquierdo, Angel Javier Espana Baez et Jose Espana Baez
Editions Nayade Nature, Valladolid (2017).

Les auteurs, vétérinaire, biologistes et médiateurs environnementaux figurent parmi les meilleurs spécialistes de la faune sauvage et des carnivores d’Espagne. En mettant en commun leur immense expérience de terrain dans l’étude, le recensement, la distribution, le mode de vie, l’alimentation, les indices de présence, l’éducation et la formation auprès des autorités et de la société, des populations de loups ibériques, ils nous livrent une monographie en deux volumes et un état des connaissances exceptionnels des populations espagnoles et portugaises de la sous-espèce, Canis lupus signatus1 Cabrera, 1907. Avec 1 500-2 000 loups en 2015 (297 meutes, sur une superficie de 100 000 km², soit 1/5e du territoire), la péninsule accueille la plus importante population de loups du continent européen, après la Russie et la Roumanie.
Le volume 1 détaille en 20 chapitres, les origines de l’espèce, l’anatomie, l’identification, l’habitat et la  distribution, le territoire, les déplacements, le comportement, les techniques de chasse, sa fonction biologique, l’étude de l’espèce sur le terrain, ses rapports avec l’homme, les conflits avec l’élevage… et la législation. Le tout avec une iconographie complète, dans son format, son utilisation et sa précision, obtenue à la foi dans la nature et en semi-captivité. Les planches photos de la dentition de loups, à différents stades de leur vie, illustrent, s’il en était besoin, que la vie d’un super-prédateur n’est pas un long fleuve tranquille (p. 98, la mâchoire d’un individu de 14 ans, ou celle, p. 99, d’un individu mort pris dans un lacet, aux dents usées d’avoir rongé le fil d’acier qui le retenait prisonnier).
Les auteurs n’éludent pas le sujet des attaques du loup sur les humains (vol. 1, p. 370-375). Ils reviennent sur trois attaques survenues en Galice entre 1957 et 1959 (époque avec « peu de proies sauvages et des loups abondants »), et la dernière en 1975 : une première attaque de trois enfants, dont deux seront tués, la seconde le 25 juin 1957 sur deux enfants de 5 ans, et la troisième sur 4 personnes dont deux ne survivront pas. En 1975, c’est un loup qui agresse un enfant de 3 ans, le blessant avant d’être mis en fuite.
Deux pages sont consacrées à des recommandations pour prévenir des attaques de loup, un peu comme en Amérique du Nord, où habitants, chasseurs ou randonneurs sont invités à adapter leur comportement pour prévenir ou réagir face à l’agressivité d’un grand prédateur (ours noir, grizzly, puma…). Le loup n’est ni méchant, ni gentil. Comme l’eau ou la pluie, et bien des animaux domestiques, il peut simplement parfois s’avérer dangereux. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre, mais d’apprendre à vivre avec.
Le volume 2, consacré aux indices de présence sur le terrain, est inédit et unique dans la littérature européenne, française et anglo-saxone, récente sur le loup. 186 pages sont exclusivement consacrées, en huit chapitres, avec une très grande richesse iconographique, à l’examen et à l’identification des indices de présence dans la nature du loup ibérique :
– Empreintes, voies et pistes (pas moins de 65 pages), sur tous les substrats et pas seulement dans la neige, sur les six allures de déplacement, sur la distinction entre antérieur et postérieur, entre membre droit ou gauche, avec les chiens domestiques ou « asilvestrados »…;
– Excréments, urine et « vomitos » (38 pages) : plus d’une centaine de documents photographiques originaux, détaillant l’aspect, les mensurations, l’évolution dans le temps des fèces, leur situation dans la nature, leur localisation selon le calendrier du loup, la nature des proies … ; des documents uniques sur des fèces diarrhéiques (après l’absorption importante de sang ou traduisant une pathologie digestive ou intestinale ?), ou de rejets gastriques, « vomitos », de poils, charognes ou après absorption purgative de végétaux … ;
– Gîtes et tanières (17 pages) ;
– Restes de proies, charognes, examens des signes d’attaques et de consommation (36 pages) : analyse des blessures observables sur les proies blessées, tuées ou consommées, la localisation des lésions, du type de consommation, de l’état du cadavre ou des restes, les traces de la dentition (l’espace supérieur inter-canines et sa comparaison avec l’Ours brun, le Lynx pardelle ou le renard…), superficielles et en profondeur … ;
– Poils de loups (8 pages) accrochés à la végétation ou aux clôtures ;
– Grattis et griffades (8 pages) : aux fonctions visuelle, olfactive et territoriale ; les documents photographiques largement inédits détaillent trois types de grattis, simples réalisés par les membres antérieurs, complets réalisés simultanément par les antérieurs et les postérieurs, enfin les grattis complexes composés d’une succession de plusieurs grattis ;
– Excavations (6 pages) : réalisées avec les pattes antérieurs pour accéder à des sources de
nourriture ou pour enterrer des surplus de proies non consommés ;
– Sentiers et ossements de loups (4 pages).
« De visible il n’y a que des traces de canidés dans la boue. Mais avec d’autres yeux, il s’agit de recomposer une trajectoire, d’extrapoler un parcours, une allure, un faisceau d’intentions, qui disent une manière d’habiter un lieu ».
La lecture de Lobos ibericos est à la fois une magnifique invitation et aussi une admonestation sans frais adressée aux responsables du dispositif français de suivi et de gestion du loup, pour nous rappeler qu’acquérir les techniques et les aptitudes pour conduire un pistage complexe (simple, systématique et spéculatif d’après Liebenberg2, 2013) reste le préalable à toute pratique scientifique sérieuse d’étude et de gestion d’une espèce élusive, dont le mode d’existence (sa capacité à disparaître dans un paysage) empêche de produire facilement des preuves de sa présence. Toutefois, les gens qui vivent en pays à loups n’arrêtent pas de le voir sans le voir, autrement dit de le repérer par d’autres signes. Comprendre l’animal, et donc déterminer le mode possible de relations avec lui, c’est d’abord comprendre comment il circule.
L’autre leçon des scientifiques espagnols que nous, français, serions bien inspirés d’entendre : vivre avec un grand prédateur n’est pas affaire d’opinion, être pour ou contre, ce qui est aussi absurde qu’être pour ou contre la pluie ou la maladie, mais de savoirs. Pour lui signifier que sa place n’est pas dans la bergerie et les troupeaux d’ovins ne sont pas pour lui. Qu’on entre en relation, qu’on lui parle3, en somme, entre êtres sociaux que nous sommes tous ! Avec la seule question qui vaille, ce qu’il faut savoir pour vivre avec.

1 La Catalogne est la seule région d’Espagne qui accueille depuis 2000 une petite population de loups italiens Canis lupus italicus. Altobello, 1921.
2 The Origin of Science. The Evolutionary Roots of Scientific Reasoning and its Implications for Citizen Science, le Cap, Afrique du Sud, CyberTracker, 2013.
3 Qu’on lui communique nos intentions, lui signifie des limites, des frontières ou des interdits.

JJB, le 01/05/2018